L’univers du rêve était sombre, rouge et symbolique. Une sorte de mur lisse et impénétrable, invisible des mortels (aveugles au point de ne pouvoir suspecter qu’il y avait quelque chose derrière lui), séparait le monde des vivants de celui des morts. C’était une frontière imperméable, à laquelle l’œil s’était tellement habitué qu’il la considérait comme partie intégrante du paysage, qu’il ne la voyait plus comme une limitation mais comme une caractéristique propre à son monde. Le mur ressemblait à l’univers du rêve : sans angles, courbe, non limitant, infini, doux comme un cœur ou comme un muscle.
Est-ce que je suspectais quelque chose ? Ou fut-ce le hasard qui me conduisit là ? Dans un lieu sombre et reculé, je découvris une porte. Une fois franchie, elle disparut dans les ténèbres, ce qui m’obligea à visiter l’étrange endroit que je venais de gagner.
Il y avait plusieurs pièces et l’une d’elles, une sorte de cafétéria, regroupait un grand nombre de personnes. Je ne m’y attardai pas. Je préférai visiter la salle déserte et oblongue qui longeait le mur qui séparait les deux mondes. J’ignore si je savais déjà où j’avais abouti.
Soudain, j’entendis ma mère, de mauvaise humeur, parler avec mon père. Plus tard, ce fut mon frère que je pus ouïr de l’autre côté du mur. Lui aussi menait des recherches. Je réussis à dialoguer avec lui à travers la cloison hermétique. Je ne devais pas parler fort pour qu’il m’entende ; en revanche, sa voix paraissait traverser un mur de briques d’un mètre de profondeur. Ma vue se détacha de mon être corporel, partit en hauteur, sur la gauche, en direction de l’endroit où la porte m’avait fait passer d’un monde à l’autre, et elle se plaça pile à la frontière des deux mondes : ce fut alors que je réalisai que cette dernière n’était pas plus épaisse qu’une feuille de plastique. Cette expérience attestait de la nette différence de degrés entre les deux mondes. Si une épaisseur aussi ridicule pouvait atténuer d’une telle façon les sons, c’était bien que je me trouvais dans une autre réalité.
Les rêves sont souvent illogiques ; pareils aux particules toujours mouvantes décrites par la mécanique quantique, ils construisent, déconstruisent et reconstruisent un monde au fur et à mesure de leur progression. Parfois, il suffit d’une seconde pour qu’une vérité présente devienne une étrangeté passée, pour qu’une nouvelle vérité voie le jour au mépris de la logique qui s’imposait précédemment.
Je ne sais trop si c’est ce phénomène d’incohérence onirique qui me conduisit brutalement à la seconde phase du rêve, ou si divers événements oubliés menèrent à ce renversement de situation. Mon frère m’avait-il préalablement rejoint de l’autre côté ? Ou était-il mort ? De mon côté, j’étais revenu du « bon » côté du mur. Et je savais désormais que le mystère de la mort pouvait être résolu : il y avait bel et bien une porte entre les deux mondes. L’immortalité, pensai-je même avec enthousiasme, n’était plus une chimère. J’allai à la rencontre de mes parents pour leur faire part de ma stupéfiante découverte. Il ne me restait plus qu’à trouver la fameuse porte, cette porte qui permettrait à tous les morts, en ce compris mon frère coincé là-bas, de pouvoir revenir parmi nous.
Je tenais absolument à retourner de l’autre côté afin de les guider jusqu’à nous, mais mon père mit en avant son statut de chef de famille pour avoir le privilège de s’y rendre lui-même. Je lui confiai les instructions qui le conduiraient à la porte et le mis en garde : si la repérer dans ce sens était difficile, la trouver dans l’autre l’était encore plus. Revenir dans notre monde n’était pas une mince affaire. Moi-même, malgré mon retour inexpliqué du côté de la vie, je n’étais pas parvenu à trouver ladite porte en dépit de mes recherches. Je pensais qu’il s’agissait d’un casse-tête qui mettrait peut-être des heures, des jours voire des années à être résolu.
Mon père partit. Seul.
Il revint très vite. On l’aperçut au loin, sur la route, suivi par plusieurs dizaines (peut-être même centaines) d’individus en mouvement. C’est à ces personnes derrière lui que je compris qu’il avait réussi sa mission — avec une rapidité et une facilité déconcertantes. Il ramenait parmi nous tous ces gens qui peuplaient la grande cafétéria que j’avais visitée de l’autre côté du mur. L’instant était historique. Outre la joie, je ressentis aussi une pointe de jalousie vis-à-vis de mon père. Il allait devenir plus illustre encore que Jésus ! Son nom deviendrait aussi immortel que la race humaine. Quant à moi, l’Histoire ne me retiendrait que comme son fils.
Très vite, pourtant, la gloire de la nouvelle se déprécia quelque peu. Tous les morts ne se trouvaient pas de l’autre côté, me signala mon père. Il ne serait malheureusement pas possible à l’humanité de ressusciter tout le monde ; seulement les défunts « encore frais », ceux de la salle susmentionnée, ceux du purgatoire. De surcroît, ils ne reviendraient que dans l’état physique qu’ils avaient au moment de mourir. Plusieurs vieillards s’exprimèrent : dans ce cas de figure, ils préféraient ne pas revenir sur Terre, car leur décrépitude ne leur seyait guère. La découverte familiale n’était certes pas aussi exceptionnelle qu’initialement escompté, mais elle n’en restait pas moins révolutionnaire : elle permettrait de lutter contre l’injustice de la mort juvénile.
Seul mon père connaissait le secret de la résurrection ; je pris vite conscience du fait qu’il devait le léguer à l’humanité pour qu’il ne se perdît point. Mon rêve connut alors une brutale inflexion comme cela arrive souvent dans ce monde particulier : le récipiendaire du secret n’était subitement plus mon père, mais un vieillard que je connaissais vaguement.
Au moment où je le pressai de faire sa révélation, il fut foudroyé et s’effondra au sol. C’était trop bête ! L’humanité avait tutoyé une certaine forme d’immortalité et elle perdait aussitôt le propriétaire du joyau. Nous nous pressâmes autour du cadavre et tentâmes de le ramener à la vie avec les moyens du bord.
Fin heureuse : cela fonctionna. Le secret fut transmis.
Je m’en souvenais encore lorsque je me réveillai. Il fallait plonger le défunt dans une baignoire d’eau et conjuguer cette action à une incantation orale… laquelle consistait en une comptine enfantine !