Flamenco à Cordoue

C’était un 22 mars en soirée. J’avais longuement tourné dans les ruelles de la vieille ville de Cordoue, celles-là mêmes qui encerclent la Mosquée-Cathédrale tel un labyrinthe insoluble. Comme souvent, j’avais du mal à me décider devant les cartes des restaurants. Une chose était sûre, j’avais envie de manger espagnol : si je me trouvais en terre ibère, ne devais-je pas en profiter pour goûter à la gastronomie locale ?

Je cheminais d’estaminet en taverne, à la recherche du plat qui ce soir-là devrait flatter mes papilles, et mes blanches baskets s’usaient inlassablement sur les petits pavés ombragés des ruelles tortueuses. Sans trop savoir où j’allais, je tombai au gré de mes pérégrinations sur une devanture sympathique où s’exposait en caractères soignés un menu fourni. Las de l’interminable marche, intrigué par quelque plat typique renseigné, je finis par pénétrer à l’intérieur du Patio de la Judería. Je dénotais quelque peu dans cet intérieur propre et chic. Avec mon sac-à-dos verdâtre, mon sachet de course, mon manteau sportif, mon pantalon large et mes baskets fatiguées, je n’avais très certainement pas le look attendu par la maison. Mais il était encore tôt — et une petite table excentrée n’avait pas été réservée. Ce fut ma chance. Sous l’œil intrigué de la demi-douzaine de touristes qui tenaient leur fourchette l’auriculaire en l’air, je m’avançai dans le décor baigné d’espace et de lumière. Le serveur, bouche en cul-de-poule, visage renfrogné, me fit asseoir loin du monde, contre un mur, juste à côté d’une petite estrade vide.

En fond sonore, le Concierto de Aranjuez de Joaquin Rodrigo soulignait le calme et la distinction des lieux. Quand vint le moment de commander et que je m’exécutai (— Rabo de Toro en Cazuela de Barro, demandai-je), le serveur prit un ton de reproche :

— Vous ne prenez pas d’entrée ?

Non, mais je comptais manger un dessert. L’homme s’en fut et je pris mes aises. J’avais eu récemment une idée de petit roman, ou de grande nouvelle, et il me semblait temps de la coucher par écrit. Je fis ainsi voltiger mon stylo à bille sur mon cahier jaune. Très vite, l’arrivée sur ma table d’un ragoût à la disposition savante interrompit mon activité littéraire. Une fourchette dans ma bouche, puis une seconde, très vite une troisième : c’était succulent, sans nul doute le meilleur plat que je mangeais depuis mon arrivée en Andalousie. Je tâchai de ne pas l’engloutir précipitamment, de bien profiter de la moindre bouchée : la viande et les légumes produisaient des explosions de saveur dans ma bouche gourmande. Mais toute bonne chose a une fin : l’assiette se vida ; je commandai un dessert local.

Entre-temps, quatre personnes étaient montées sur la scène à ma droite : un guitariste, un chanteur, un danseur et une danseuse. J’avais entendu, le quart d’heure précédent, de puissants piétinements faire gronder le sol de l’étage : c’était le groupe de flamenco en question, en pleine répétition. Le guitariste était assis à mes côtés, en hauteur. Le chanteur, seul membre du groupe qu’on ne pouvait qualifier de jeune, avait pris place de l’autre côté de l’estrade. Après quelques réglages acoustiques, le spectacle commença, les deux danseurs se mirent en branle. Elle était plutôt belle, lui affreux. Son teint livide accentuait la grandeur de son nez, la hideur de ses dents, sa peau mal soignée et son regard niais. Pourtant, sa partenaire scénique n’avait d’yeux que pour lui. Elle virevoltait à ses côtés, frôlait son corps, s’enlaçait langoureusement à lui. Le longiligne jeune homme, pris par son rôle, se rendait presque crédible en macho, et il avait de l’énergie à revendre, le bougre ! Il clapait des mains, puis drapait son cœur de la droite et se lançait dans un exercice haletant de claquettes. Tous deux formaient une paire sympathique, et après chacune de leur prestation, la salle applaudissait. J’avais délaissé la délicieuse tarte — spécialité de Cordoue — qui m’avait été présentée ; j’étais subjugué par le spectacle. Je voulais en réalité qu’elle durât éternellement afin de pouvoir profiter un maximum des danses endiablées qui éblouissaient la salle. Je ne voyais les acteurs que de dos, sauf quand ils tournaient sur eux-mêmes en ne se quittant pas des yeux, mais cet angle de vue m’enchantait : j’étais le client le plus proche de la scène. À chaque accalmie, ma fourchette tranchait un bout de tarte et le portait jusqu’à mes lèvres souriantes.

Nos deux danseurs se rassirent et, après une courte plage musicale de récupération, le jeune homme se remit debout. Lui seul allait désormais chauffer la salle, sa partenaire restant assise à battre des mains et à lancer des encouragements. Le guitariste grattait tant et plus ; le chanteur s’époumonait : de premières gouttes de sueur perlaient sur son visage. Elles étaient toutefois moindres que celles qui baignaient l’horrible face du danseur longiligne. Ses cheveux trempés s’affaissaient sur son front. Lors d’un relevé de tête fier et majestueux, il projeta quelques éclaboussures dans les airs, qui progressèrent, déclinèrent et retombèrent à hauteur de mon verre d’eau. Il se dépensait sans compter ; ses talonnettes semblaient avoir percé le mystère du mouvement perpétuel ; on eût pensé impossible l’arrêt de leurs vives gesticulations. Le rythme perdurait ; le corps entrait en transe. Enfin, le flamenco endiablé s’arrêta, les acteurs saluèrent la salle enjouée et remontèrent à l’étage pour souffler avant leur deuxième partie.

Devant moi, il n’y avait plus que deux bouchées de tarte. Cinq minutes plus tard, je demandai la cuenta. J’abandonnai un pourboire plus élevé que l’ordinaire et me dirigeai vers la sortie, vers les pavés obscurs, vers le labyrinthe insoluble des ruelles du vieux centre. Il y avait un large sourire sur mes lèvres — qui contrastait tellement avec ma moue désappointée du matin, lorsque je visitais les jardins des rois chrétiens sous une bruine déprimante.

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