Vocation d’écrivain : innée ou acquise ?

Le dimanche 22 juin 1958, un garçon de dix ans sort du taxi qui le conduisait de la gare routière au domicile de sa mère. Il a des cheveux sombres et est déjà grand pour son âge. Ses parents sont divorcés depuis deux ans et se livrent une guerre de tout instant pour gagner la faveur de leur gamin. Il vient de passer le week-end à Los Angeles chez son père qu’il adore, et il est de retour à El Monte où sa mère, qu’il n’aime pas, est venue se terrer quelques mois plus tôt.

À hauteur du domicile maternel, un policier interpelle le garçon. Il lui apprend que sa maman est morte, qu’elle a été tuée durant la nuit. Il lui cache les détails les plus sordides — le sperme retrouvé en elle, le bas collant serré d’une poigne ferme autour de son cou, le cadavre abandonné sur un trottoir — et l’invite à l’accompagner au commissariat où il pourra répondre aux questions des enquêteurs.

Le petit Lee Earle le suit. Il ne pleure pas et demeure calme, ce que les policiers attribuent à l’état de choc. En réalité, l’enfant éprouve une satisfaction coupable en son for intérieur, car le drame qui vient de se produire lui offre sur un plateau ce qu’il désirait par-dessus tout : l’opportunité de vivre avec son père à Los Angeles, loin de la jolie femme trop souvent imbibée qu’était sa mère.

Il pleure un peu dans l’autobus qui le ramène en compagnie de son père à Los Angeles, parce qu’il le faut bien, mais après, tandis que la police piétine dans son enquête, plus rien. Cet épisode le marque néanmoins bien plus qu’il ne veut le reconnaître.

Très vite, Lee Earle se plonge dans les lectures policières. Il s’intéresse d’abord à des romans pour enfants ou adolescents, où le crime se cache derrière un voile de pudeur et où l’intrigue se focalise sur la recherche du coupable, puis, à onze ans à peine, il se met à dévorer des romans noirs et des magazines qui traitent de meurtres et d’affaires criminelles authentiques.

Son père a beau lui offrir deux bouquins tous les samedis, il n’en a jamais assez et, lorsqu’il se rend en librairie, il dissimule sous sa chemise les quelques livres supplémentaires qui accompagneront ses soirées solitaires dans les ténèbres de l’appartement minable et crasseux où il crèche.

Dans toute cette littérature qu’il absorbe, un récit le marque plus que les autres : celui d’Elizabeth Short, une jeune femme dont le corps a été retrouvé mutilé, coupé en deux et vidé de son sang dans un terrain vague de Los Angeles en janvier 1947 et que la presse sensationnaliste a baptisée le Dahlia Noir. Il projette inconsciemment l’histoire de sa mère sur celle de Short, il les associe, il les mélange. Les deux femmes sont belles et leurs corps ont été abandonnés sur la voie publique ; les deux affaires sont irrésolues.

Au cours des années qui suivent, Lee Earle s’intéresse de plus en plus à Elizabeth Short, au point d’en devenir obsédé. Il lit tout ce qu’il peut sur elle ; il consulte même les journaux d’époque. Il parcourt le terrain vague où on a trouvé son cadavre. Il pense constamment au Dahlia Noir ; il ferme les yeux et il visualise les tortures, l’assassinat ; il se réapproprie la scène du crime ; à tout moment, il a des flashes effroyables du corps mutilé. Il fantasme sur Short ; il s’imagine la sauver des griffes de son tortionnaire et en récompense obtenir ses faveurs. Il parle d’elle sans relâche à ses rares compagnons de route.

Seule la drogue parvient à l’éloigner des charmes envoûtants du fantôme. Devenu orphelin à l’âge de dix-sept ans, abandonné à son propre sort, Lee Earle Ellroy sombre. Tour à tour clochard et squatteur, il passe de longues années à arpenter les rues de Los Angeles, à habiter ses parcs, à hanter ses bibliothèques. Pour survivre, il vole dans les commerces. Plus par voyeurisme que pour cambrioler, il s’introduit dans plusieurs demeures cossues. Il conduit des voitures volées. Il fait de nombreux séjours en prison. Il boit sans discontinuer et consomme une multitude de drogues. Son monde est sensuel et intérieur ; il ne recherche que le plaisir immédiat. Ses excès le rapprochent de la folie. Il entend des voix. Il parle seul. Il tombe malade.

C’est la peur de mourir qui le sauve. Il se reprend en main et décroche un emploi de caddie en 1978. Durant ses longues promenades sur les parcours de golf, il laisse son esprit divaguer et s’abandonne aux histoires qu’il traîne en lui depuis tant d’années. Il se met à les rédiger et publie son premier roman en 1981 sous le nom de James Ellroy. Six ans plus tard, il termine le roman qui le révélera en tant qu’écrivain au monde entier, un roman noir inspiré par son obsession d’antan, elle-même dérivée du meurtre de sa mère : Le Dahlia Noir.

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