Ce qui inspira à John Kennedy Toole La Conjuration des imbéciles

En 1961, le jeune John Kennedy Toole, vingt-trois ans à peine, dut interrompre ses études pour faire son service militaire. Il fut affecté à Fort Buchanan, sur l’île de Puerto Rico, où on le chargea d’enseigner l’anglais aux recrues hispanophones.

D’ordinaire enjoué et prompt à faire de l’humour, Toole sombra peu à peu dans la dépression. Ce n’était pas tant l’isolement qui lui pesait, mais l’inactivité qui s’installait dans son quotidien faute de nouvelles recrues à former, couplée à la chaleur étouffante qui jour après jour le tourmentait, transformait lentement mais sûrement sa vie en cauchemar.

L’alcool était bon marché sur l’île et les troupes y recouraient abondamment pour se divertir de leurs déboires. Cette habitude, qui toucha autant Toole que ses congénères, eut des répercussions négatives dans son dortoir, où les soldats homosexuels avaient trop souvent, lors de leurs soirs d’ivresse, des comportements exhibitionnistes particulièrement vulgaires qui rendaient la cohabitation difficile.

Ce fut plus par désir de gagner de l’intimité que par souci de faire carrière que Toole, dès les premiers mois à Fort Buchanan, rechercha de l’avancement. Quand il obtint un bureau privé, il versa une petite somme à David Kubach, un camarade aspirant écrivain, pour lui emprunter sa machine à écrire et il s’attela à la rédaction d’un roman.

Au fur et à mesure que ses relations avec ses congénères se détérioraient, il passait de plus en plus de temps dans son bureau à dactylographier ce qui deviendrait son œuvre maîtresse, La Conjuration des imbéciles (A Confederacy Of Dunces). Quoi de mieux que l’humour pour chasser la dépression ? Il n’était pas rare que, tard le soir, on entendît les touches frénétiquement s’abattre sur le papier. Lorsque Kubach fut transféré dans une autre implantation et qu’il emporta dans ses bagages sa machine à écrire, Toole en acheta une pour poursuivre son roman.

Mais que pouvait bien raconter à longueur de pages un jeune homme de vingt-quatre ans à peine, sans grande expérience dans la vie ? John Kennedy Toole n’avait pour tout bagage que ses études, de petits emplois dénués d’intérêt, un rôle de professeur assistant à l’Université de Louisiane du Sud-Ouest, une année de professorat au Hunter College de New York et sa courte carrière militaire. Rien de bien passionnant somme toute.

Pourtant, en combinant intelligemment de multiples détails tirés de ces diverses expériences, il composa un cocktail littéraire détonnant, qui tournait autour d’un héros excentrique et égocentrique, Ignatius J. Reilly.

Ignatius Reilly est doté d’une personnalité que personne ne peut souffrir, pas même sa mère. À trente ans passés, il vit toujours chez elle et transforme son quotidien en enfer. Surdiplômé mais inactif, obèse constamment préoccupé par l’ouverture et la fermeture de son anneau pylorique, il consacre ses journées à la critique de la société dégénérée dans laquelle il a eu le malheur d’être plongé. Les cheveux en bataille recouverts d’un chapeau de chasse à oreillettes, une volumineuse moustache sous le nez, il pratique le luth à ses heures perdues. « Décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal », écrit-il. Cela ne l’empêche pas de correspondre avec son amie-ennemie Myrna Minkoff, alter ego féminin rencontré à l’université, dont les idées progressistes ne manquent pas de le contrarier. Car Ignatius, lui, est résolument tourné vers le passé. Son maître à penser est Boèce (480-524), le philosophe et homme politique romain, dont l’œuvre Consolation de Philosophie (De consolatione philosophiae), composée dans la dernière année de sa vie, s’avère une source constante de réflexion sur le monde contemporain. C’est surtout le concept mythologique de roue de la Fortune dont fait usage Boèce qui fascine Ignatius — cette roue symbole des caprices du destin qui, une fois tournée aléatoirement par la déesse Fortune, change la position des humains, écrasant ceux-ci de son poids, portant ceux-là au pinacle.

La roue de la Fortune a mal tourné pour Ignatius. Par suite des problèmes financiers du ménage, sa mère le force à trouver du travail. Il est d’abord embauché en tant que marchand ambulant de saucisses. Quand il ne se promène pas avec apposé sur son chariot l’écriteau publicitaire « Tâtez de mes saucisses, vingt centimètres de paradis », il engloutit lui-même la marchandise qu’il est censé vendre. Après ce premier échec, il met sa créativité à disposition de l’entreprise familiale Pantalons Levy, où il enchaîne catastrophe sur catastrophe. À la suite d’un quiproquo, il finit par organiser un grand meeting politique au sein d’une société homosexuelle.

On se doute où John Kennedy Toole a trouvé son inspiration quant à ce dernier point. Pour le reste, se pencher sur la biographie du romancier se révèle évocateur.

Durant ses études à l’Université de Tulane (La Nouvelle-Orléans, Louisiane), Toole sympathisa avec Don Stevens, qui devint vite son meilleur ami. Stevens exerçait un travail d’appoint qui consistait à pousser dans les rues de la ville un chariot rempli de tamales, ces petites papillotes farcies d’origine amérindienne, qu’il devait vendre aux passants. Quand il était indisponible, Toole le remplaçait… et il arrivait parfois qu’il se nourrisse de la marchandise tant il en était friand.

Plus tard, Toole travailla chez Haspel Brothers, une manufacture de vêtements pour hommes, sous la direction du gendre d’un des Haspel. Pendant son bref passage, il observa avec intérêt les troubles et les intrigues qui ébranlaient l’entreprise, lesquels l’inspirèrent pour décrire l’ambiance particulière qui règne au sein des Pantalons Levy.

Ce fut durant son année de professeur assistant à l’Université de Louisiane du Sud-Ouest qu’il rencontra le professeur d’anglais Bob Byrne. Spécialisé dans la période médiévale, Byrne appréciait échanger avec Toole ; et souvent les deux hommes discutaient de Boèce et de sa Consolation de Philosophie. Byrne, qui assumait être un plouc jouant du luth, portait constamment un deerstalker, ce couvre-chef de chasseur popularisé par Sherlock Holmes, ce que lui reprochait régulièrement Toole. Il va de soi que le professeur Byrne n’avait ni le caractère saugrenu ni les mauvaises manières d’Ignatius Reilly ; il n’empêche qu’il constitua malgré lui le matériau premier du héros donquichottesque de Toole.

Quand, à vingt-deux ans, John Kennedy Toole devint le plus jeune professeur de l’histoire du Hunter College de New York, il fut chargé d’instruire des demoiselles aux idées politiques bien arrêtées. Celles-ci, toujours à l’affût d’une cause dans laquelle elles pourraient investir leur zèle progressiste, l’amusaient beaucoup. Leur comportement agressif et pseudo-intellectuel inspira le personnage de Myrna Minkoff.

On le voit, Toole, à partir de petites expériences et de rencontres, développa un monde qui lui était propre. Il ne régurgita pas telle quelle la réalité qu’il avait vécue, mais il la modela à sa guise jusqu’à ce qu’elle devienne autonome et que, libérée des contingences du réel, elle prenne vie à son tour.

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