In memoriam : Paul Fraiture, auteur de L’Ivraie

Paul Fraiture, professeur de français retraité (Sainte-Croix, Liège), auteur d’une Grammaire vivante du français et romancier à ses heures perdues, nous a quittés ce 16 février 2023 à l’âge de quatre-vingt-six ans. Paul était un voisin et ami d’une serviabilité et d’une modestie à toute épreuve, une belle personne, humaine et bienveillante.

Cela faisait plus de trente ans que nous nous connaissions. En cette époque reculée, mes ballons de football avaient la fâcheuse habitude de franchir la haie qui séparait nos deux jardins et d’atterrir au beau milieu des salades et autres carottes qu’il cultivait dans son vaste potager ; ils me revenaient toujours très vite, et en bon état. Ainsi débutèrent nos relations de voisinage, qui se développèrent au fil des années à travers la haie, sur le trottoir qui reliait nos maisons, bientôt même au cœur de nos foyers respectifs. Paul formait avec Marèse un couple de voisins attachants, toujours souriants, aimables, accueillants — bref, les voisins parfaits, ceux que tout le monde rêverait d’avoir. Ils devinrent en quelque sorte un troisième duo de grands-parents pour les enfants que mon frère, ma sœur et moi étions alors.

Avec l’entrée dans l’âge adulte, notre relation évolua. Fort de son expérience de professeur de français et d’écrivain, Paul m’accompagna en tant que « premier lecteur » dès mes premiers pas dans le monde de l’écriture. Il me prodigua toujours des conseils empreints de sagesse. Je lui suis reconnaissant de son aide et de ses mots encourageants au cours des dix dernières années.

Je pense aujourd’hui très fort à Marèse, à Brigitte, à ses trois petites-filles, à sa famille.

Outre des ouvrages didactiques, Paul fut l’auteur de trois romans, dont deux inédits. En hommage à sa mémoire, je désire publier ci-dessous un compte-rendu de L’Ivraie, roman rédigé en 1984 (en six mois à peine) et publié aux éditions Dricot l’année suivante.

L’histoire s’attache à un jeune architecte de la firme Laminne, Jacques Anlier, qui se retrouve forcé de collaborer avec un nouveau confrère désobligeant, Xavier Laby. Le conflit larvé entre les deux hommes, qui traduit les tiraillements entre bien et mal, entre justice et iniquité, s’accentue au fil des pages et les attaques que se portent les deux adversaires deviennent de plus en plus intenses.

Le coup fatal n’a pas que des conséquences négatives. Il permet à Jacques Anlier de mieux cerner l’existence, de mieux se connaître et de recommencer à vivre sur des bases plus solides. Deux extraits, que je reproduis ci-dessous, reflètent son nouvel état d’esprit.

— « Discrètement, l’une d’elles mit en doute la compétence du vieil ouvrier. (…) Jacques entendit ces propos avec indifférence : quelle attention méritaient les mesquineries d’un monde qu’il n’espérait plus changer ? Oh ! naguère, devant de semblables paroles, il se fût probablement indigné, il eût protesté. (…) Mais cette fois, il haussait les épaules, comme blindé contre ces coups d’épingle. On aurait pu y voir une démission ; n’était-ce pas davantage une sagesse ? (…) Était-il moins fidèle à sa flamme intérieure parce que d’autres, autour de lui, n’entendaient pas la même voix ? C’eût été faiblesse de sa part d’exiger des gens qui s’agitaient devant les ruines de la grange qu’ils fussent le miroir de sa vie intérieure. (…) Et cette désinvolture nouvelle, (…) loin d’être une défaillance, était peut-être le signe d’une autonomie, d’une liberté que les événements récents l’avaient forcé à conquérir. »

— À propos de la neuvième symphonie de Beethoven : « La révélation ne vint pas pendant les deux premiers mouvements, mais précisément pendant le très long adagio — ce mouvement qu’en raison de sa durée il avait presque toujours sauté. Or les langueurs, les soupirs et les explosions de l’adagio, bien loin d’être un fastidieux détour, sont à présent préparation, attente, gestation. La joie n’est pas encore là, mais une âme la désire et la cherche passionnément à travers les cailloux et les ronces. Et quand enfin les bois balbutieront le thème de l’ode et que les contrebasses le formuleront pianissimo pour le livrer progressivement à tous les rangs de l’orchestre, ce thème sera riche de toute la durée, de toute la patience, de toutes les aspirations qui en auront précédé la naissance. (…) Quelque chose en lui avait mûri qui faisait qu’il la goûtait maintenant dans sa totalité. Sans doute ne pouvait-il plus concevoir de joie que lentement conquise, comme l’edelweiss au terme d’une longue ascension, comme l’eau au fond du puits creusé ? »

On l’observe, la plume est fine et fluide. Chez Paul Fraiture, du premier paragraphe au dernier, la langue est travaillée, soignée, délicatement sculptée ; les métaphores sont opportunes.

Quant au fond, il témoigne d’une connaissance aiguë de l’âme humaine. La peinture progressive des pensées de Jacques Anlier (ses états d’âme, ce sentiment de colère et d’injustice qui l’étreint soudain et que nous avons tous déjà éprouvé, puis la paix intérieure qui progressivement revient en lui) rend la lecture de L’Ivraie plus que plaisante.

Paul Fraiture s’inspira de sa propre existence pour donner corps au personnage principal. Je le remarquai à divers éléments autobiographiques dispersés dans le roman : le héros est marié, a une fille, roule volontiers à vélo, cultive un potager, taille une haie, etc. Paul Fraiture s’inspira également de lui-même pour donner vie à Jacques Anlier, pour le doter d’une âme. Il me le confirma dans le fauteuil de son salon un jour d’été 2015 : les pensées qui traversent l’architecte d’un bout à l’autre du roman furent celles auxquelles sa réflexion personnelle l’avait mené.

Puissent-elles se prolonger longtemps encore à travers la survivance de L’Ivraie.

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