Le 9 janvier 1841 au soir, Victor Hugo dîna chez Mme de Girardin. Quand il prit congé de son hôtesse, il marcha jusqu’au coin que formaient le boulevard des Italiens et la rue Taitbout dans l’attente d’une voiture.
Au XIXe siècle, la rue Taitbout était connue pour être une rue où les riches financiers logeaient leurs courtisanes. Il n’était pas rare de voir des filles de petites mœurs en arpenter le trottoir.
Ce soir-là, le froid engourdissait les corps. Une épaisse couche de neige avait recouvert Paris. À quelques pas d’Hugo, une demoiselle en robe décolletée attendait.
Derrière elle surgit un jeune homme à la mise élégante. À sa vue, comme traversé par une idée soudaine, il s’abaissa, racla la neige de ses gants et, les mains remplies de blancheur, il déchargea sa cargaison dans le dos de la malheureuse, qui lança un cri de stupeur, se retourna et, sans plus réfléchir, gifla l’importun. Celui-ci riposta, mais la fille ne se laissa pas faire. Elle lui adressa plusieurs coups, qu’il lui rendit. La bagarre prit des proportions telles que les sergents de ville durent intervenir.
Ils empoignèrent la fille, sans lever la main sur l’élégant jeune homme qui profita de la cohue pour disparaître, et l’emportèrent avec eux.
— Tu as gagné tes six mois ! lui dirent-ils.
Elle se débattait, elle criait, elle pleurait. Elle n’avait rien fait, protestait-elle ; c’était lui le coupable, c’était lui, pas elle.
Un attroupement se forma derrière les intéressés et les suivit jusqu’au poste de la rue Chauchat, derrière l’Opéra. Parmi ces gens, Victor Hugo, qui n’avait rien perdu de la scène. De prime abord, il n’avait nullement l’intention d’intervenir, mais le spectacle qui se jouait sous ses yeux lui meurtrissait le cœur. Le poète était doté d’une grande sensibilité et d’une haute conception de la notion de justice. Voir, depuis le pas de la porte, la pauvre fille se traîner de désespoir au sol et s’arracher les cheveux face au commissaire qui lui confirmait la sentence l’entraîna dans un mouvement irrésistible. Il entra.
Le commissaire le regarda :
— Que voulez-vous, monsieur ?
— Monsieur, répondit Hugo, j’ai été témoin de ce qui vient de se passer ; je viens déposer de ce que j’ai vu et vous parler en faveur de cette femme.
— Monsieur, votre déposition, plus ou moins intéressée, ne sera d’aucune valeur. Cette fille est coupable de voies de fait sur la place publique, elle a battu un monsieur. Elle en a pour six mois de prison.
La réponse dédaigneuse, presque insultante, du commissaire ne rebuta pas Hugo, qui gonfla le buste et répliqua :
— Monsieur, lorsque vous saurez qui je suis, vous changerez peut-être de ton et de langage, et vous m’écouterez.
— Qui êtes-vous donc, monsieur ?
Victor Hugo, né en 1802, n’avait pas encore quarante ans, mais il s’était déjà fait un nom à Paris pour ses talents de poète et de dramaturge. Deux jours plus tôt, il avait été élu à l’Académie française et les journaux avaient relayé cette prestigieuse accession après trois tentatives infructueuses.
Il déclina son nom au commissaire, qui se répandit en excuses, et raconta la scène dont il avait été témoin. Le commissaire fut fataliste :
— Je crois tout ce que vous avancez, monsieur ; mais les sergents de ville ont déposé, il y a un procès-verbal commencé. Votre déposition entrera dans ce procès-verbal, soyez-en sûr, mais il faut que la justice ait son cours et je ne puis mettre cette fille en liberté.
— Comment ! monsieur, après ce que je viens de vous dire et qui est la vérité — vérité dont vous ne pouvez pas douter, dont vous ne doutez pas —, vous allez retenir cette fille ? Mais cette justice est une horrible injustice !
— Il n’y a qu’un cas, monsieur, où je pourrais arrêter la chose, ce serait celui où vous signeriez votre déposition ; le voulez-vous ?
— Si la liberté de cette femme tient à ma signature, la voici.
Victor Hugo signa. Émue aux larmes par son intervention, rayonnante de reconnaissance, la malheureuse fille n’en croyait pas ses yeux.
— Que ce monsieur est bon, disait-elle, mon Dieu, qu’il est bon.
Cet épisode, que Victor Hugo relate dans son recueil de notes Choses vues sous le titre Origine de Fantine, se retrouve presque tel quel dans le roman Les Misérables, avec Fantine dans le rôle de la prostituée, Jean Valjean dans le rôle d’Hugo et Javert dans le rôle du commissaire. Il s’agit du véritable commencement du roman, peut-être même de sa clé de voûte, dans la mesure où, d’abord, il attache Fantine — et donc Cosette — à Jean Valjean et, ensuite, il engendre la rivalité entre Valjean et Javert.