Le Despote : chapitre 3

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Malgré ses ors, le Palais des Congrès ressemblait ce soir-là, par sa fréquentation douteuse, à un vulgaire tripot squatté par des alcooliques en costume ou en robe de gala. Il hébergeait en effet le grand bal annuel du bourgmestre. Bars, lampions et notes d’accordéon accueillaient les nombreux électeurs du parti dominant sur le compte des contribuables. Fait amusant : même la rumeur de la foule, bien qu’indistincte et monocorde, avait l’accent liégeois. Quelquefois, des éclats de rires gras et asthmatiques s’élevaient pour mourir aussitôt. Cling ! Un verre se cassait quelque part.

Les invités s’étaient mis sur leur trente et un, mais n’en avaient pas pour autant oublié les manières inculquées par papa et maman. Les femmes, en trempant avidement leurs lèvres rouges dans la mousse de leur bière, peignaient sous leur nez granuleux ce qui, parfois, leur manquait pour ressembler aux mâles du parti, une moustache blanche et négligée. Les hommes, quant à eux, jouaient du coude dès qu’apparaissaient des jambes féminines ; ils complimentaient même leurs propriétaires lorsqu’elles n’étaient point velues. Après tout, ce grand bal du bourgmestre n’était pas qu’une soirée bibitive ou un rassemblement politique, c’était aussi l’occasion de forniquer sans débourser un centime.

Lysandre n’était pas invité à la fête, mais sa débrouillardise lui avait permis de franchir les portes d’entrée sans se faire refouler. Cette fois, il recouvrerait tout ou partie de sa créance, juré craché ! Vêtu du déguisement de James Bond, il vivotait de comptoir en comptoir, vidant une flûte par-ci, une flûte par-là, et guettait concomitamment les allées et venues des promeneurs de chips et petits fours. Il ne savait trop si, lors d’une séance de bâfre-biture, la compagnie des suppôts de l’État était préférable à celle des critiques d’art. Il s’était déjà fait aborder à trois reprises depuis qu’il s’était introduit dans le Palais des Congrès. Résultat : un plateau avait échappé à sa vigilance.

Un effet Larsen et deux coups d’index sur un micro indiquèrent que quelqu’un allait s’exprimer sur l’estrade colorée. Un présentateur aux joues roses et au cheveu rare requit l’attention de l’assistance. Après les traditionnelles paroles de bienvenue, il lâcha deux courtes blagues graveleuses qui chauffèrent la salle, puis annonça le meilleur ami des pauvres, l’ange gardien des défavorisés, le protecteur des infirmes, le saint patron des sans domicile fixe et de tous les laissés pour compte, à savoir le bourgmestre Jacky Métayer, devant lequel il s’effaça. Des vivats et des tonnerres d’applaudissements retentirent alors que le politicien approchait du microphone.

Depuis l’entame de sa carrière trente ans plus tôt, Métayer avait soigneusement veillé à protéger sa silhouette d’une solide, toujours plus solide carapace adipeuse, bien aidé il est vrai par ses gras émoluments. Sa garde-robe s’adaptait tant bien que mal à la croissance infinie de son tour de taille ; aussi disait-on de ses costumes, qui épousaient de façon obscène la forme de ses bras, de son ventre, de ses jambes et d’autres membres encore, qu’ils étaient à la mode du jour. Seules les cravates lui résistaient, ce pour quoi il n’en portait jamais. Bien que glabre, il arborait comme une longue barbe de sagesse la graisse flasque et pendante de son cou. Son physique, qui s’agrémentait d’un teint grisâtre et d’un nez granuleux, attestait de l’expertise du mayeur en bâfre-biture.

Il soulignait de surcroît ses qualités émérites de compétiteur. Sous ses atours débonnaires se cachait en effet un redoutable politicien, reconnu et craint par ses pairs. Non seulement il dirigeait de main de maître Liège, la troisième agglomération de Belgique, mais il étendait en outre ses tentacules dans toute la Région wallonne, et même dans le pays entier. À force de truster les mandats, à la fois dans des organisations prestigieuses, comme la ville de Liège ou le Sénat de Belgique, et dans des structures plus absconses, comme d’obscures intercommunales ou de non moins ténébreuses associations caritatives, il avait acquis un large pouvoir sur une grande partie de la classe politique belge. On parlait de lui avec insistance pour occuper un poste à hautes responsabilités lors du prochain remaniement ministériel. Seule sa maîtrise imparfaite du néerlandais l’empêchait de pouvoir briguer un jour la magistrature suprême, celle de Premier ministre, mais l’histoire récente du Royaume n’avait-elle pas démontré qu’on pouvait être dans les faits chef du gouvernement sans en porter le titre ?

Les petits yeux en amande de Jacky Métayer, qui souffraient de strabisme convergent, brillèrent une infime seconde, puis plongèrent au cœur des papiers dans sa main. Avec l’emphase du tribun et le savoureux accent que lui avait légué sa patrie, il souhaita la bienvenue à ses chers administrés, à ses chers compagnons de route, à ses chers petits prolétaires, et les harangua à l’aide de paroles pleines d’espoir.

— Après l’effort, le vrai confort ! C’est avec un immense plaisir que je vous reçois en mon palais ce soir. Vous pourrez manger et boire à volonté ; tout est gratuit ; c’est la ville de Liège qui offre !

Le public s’embrasa.

— Mais cette réception ne serait pas une fête réussie si elle n’était aussi l’occasion de dresser, comme lors de chaque mois de septembre, le bilan de l’année coulée. Une fois de plus, nous pouvons être fiers de nos accomplissements. La nouvelle loi sur la durée du temps de travail, le rehaussement des allocations de chômage, la collectivisation de diverses entreprises d’intérêt public en situation de faillite, la diminution constante du nombre d’indépendants font désormais l’orgueil de notre nation. Je vous l’avais promis l’an dernier, le succès arrive toujours après une succession de chèques !

On aurait presque pu entendre les fautes d’orthographe couchées sur le papier que lisaient les grosses lèvres du mayeur ; peut-être pouvait-on même les apprécier en fait — sans trop de certitude toutefois, car il eût fallu pour ce faire avoir confiance en sa science des liaisons.

— Mais permettez-moi, avant de me réjouir de ces grandes avancées sociales, d’avoir une pensée pour ceux qui n’ont pas la chance, comme nous, de vivre dans un pays où la paix, la solidarité et la richesse font le bonheur de ses habitants. Ainsi que vous le savez, je reviens du Congo, où j’ai visité toute l’équipe de l’ASBL de soutien aux victimes de mines antipersonnel que j’administre. Ce que j’ai vu sur place m’a mis du chaume au cœur. Le sourire et la gentillesse des petites amputées m’ont fait comprendre le sens profond du proverbe « faute de frites, on mange du sel ». Elles n’avaient peut-être pas de jambes, mais elles avaient des béquilles.

Des applaudissements émus fusèrent ; Jacky Métayer plissa ses petits yeux, frissonnant, comme transporté par une irrépressible bouffée d’émotion. Il ferma la parenthèse et en revint à ses moutons, enfin, à ses électeurs.

— Ceci met en relief l’action du parti à la tête du pays, à la tête de notre belle et glorieuse Cité ardente. L’institut national de statistiques est formel : le nombre de commerces liégeois qui ont fermé leurs portes n’a jamais été aussi important que l’année dernière.

Il prononça ces derniers mots crescendo ; de nouveaux vivats firent trembler les murs du Palais des Congrès.

— Mais nous devons rester sur nos gardes. Comme l’affirme le dicton, chassez l’industriel, il revient au galop. Voulez-vous que les grands patrons réapparaissent à Liège, tels des chevaux dans la soupe populaire ? Moi, je m’y oppose, et j’invite chacun à rester vigilant ! Le combat n’est pas terminé. Ils sont là quelque part, tapis dans l’ombre, prêts à reprendre leur place d’exploiteurs à la moindre occasion. Ne les entendez-vous pas s’indigner dans des journaux mal famés du déficit public, de l’accroissement de la dette ou de l’incontrôlable inflation ? C’est le poil qui se moque du chaudron. Non, messieurs les charlatans, la Belgique ne va pas mal ! Liège ne s’est jamais mieux portée que maintenant ! Vos recettes, nous les avons déjà essayées et nous n’en voulons plus ! Ne vous a-t-on jamais appris que plat échaudé craint l’eau froide ?

Là où d’aucuns, afin d’aider leur palais à lutter contre l’assèchement, avaient pour habitude d’interrompre brièvement leur discours et de tremper leurs lèvres délicates dans un verre de cristal empli d’eau fraîche, Jacky Métayer procédait d’une façon autre, qu’il prétendait révolutionnaire : lorsque bon lui semblait, parfois après un point, parfois après une virgule, parfois entre un verbe et un adjectif épithète, il suspendait sa lecture pour mordre à pleines dents dans un dagobert, une fricadelle, un plat de nouilles, un quartier de pizza ou dans tout autre aliment plus ou moins comestible que sa dextérité malicieuse lui avait permis de chaparder avant de monter sur scène. Manger faisait saliver, prétextait-il pour laisser carte blanche à son appétit d’ogre durant les exercices oratoires propres à son métier. Et, après tout, pourquoi s’en serait-il privé ? Le bon peuple liégeois adorait entendre un politicien s’exprimer comme on parle dans la vie de tous les jours, à savoir la bouche pleine.

Ainsi, à la science des liaisons du bourgmestre s’ajouta la dégustation d’un routier viandelle, transformant le discours en une gageure exceptionnelle à la fois pour l’orateur et ses auditeurs. Il était question des belles valeurs de Carthage et de sol hydraté, de lutte contre l’appeau prêté, de Justine sociale, de démon craché, de mitoyenneté, de Lagos pluriel, de came à rade, de brol et terre, de saints diktats et, en cas d’austère idée, de greffe et de morne infestation de grande ampleur dans tout le pays. Engueulez Max, il avait tout compris. Le grand caporal ne passerait pas ! Non, pas Sarah !

Jacky Métayer profita de la salve d’applaudissements pour avaler le dernier morceau de pain et suçoter gravement la mayonnaise qui lui garnissait le bout des doigts, qu’il essuya ensuite sur son veston. Il embrassa la salle d’un ample mouvement de bras et reprit :

— Liège, sous mon mayorat, a redoré son blouson. Les fêtes du 1er Mai et du 15 Août n’ont jamais drainé autant de monde en Cité ardente que ces dernières années. Nos clubs de football retrouvent le sourire. Le Carré revit. Oui, la santé de Liège est excellente ! Or, vous ne l’ignorez pas, mon mandat de bourgmestre prendra fin dans treize mois, à l’occasion des élections communales d’octobre.

La foule se lamenta bruyamment. Métayer, les joues gonflées par un large sourire, lui imposa le silence d’un geste du doigt. On n’entendit plus que quelques soiffards aspirer goulûment la mousse de leur bière et Lysandre faire craquer les chips dont il s’empiffrait.

— N’ayez pas le moral à Berne, chers camarades. Nous avons encore de grandes choses à réaliser ensemble. L’homme ne s’est pas construit en un jour ; comment pourrait-il en aller autrement d’une ville ? C’est pourquoi je vous l’annonce ce soir en exclusivité, avec fierté : je suis candidat à ma succession !

Autant le public était silencieux un instant plus tôt, autant il s’embrasa à la seconde de cette nouvelle. Des cris de joie retentirent ; plusieurs centaines de mains s’ébranlèrent furieusement, frénétiquement, sans pouvoir s’arrêter, redoublant leurs clappements à mesure que le mayeur détaillait en hurlant le programme de sa prochaine mandature :

— À tout vivant une faim ; or, ventre affamé n’a pas d’oseille. Je vous le dis solennellement, la faim justifie les moyens que nous mettrons en œuvre ! Il n’y a qu’une solution, et elle passe par notre parti car, à Liège, nous avons choisi d’avoir des citoyens qui vivent dans le plaisir et non qui luttent pour boucler leurs faims de mois. Il faut vivre pour manger, et non manger pour vivre ! Chers électeurs, je vous remercie pour la confiance que vous me témoignez ! Bonne soirée, bonne fête et, surtout, bon appétit !

La salve d’applaudissements se fit plus intense encore ; des postillons projetèrent des bravos aux quatre coins de la salle. Jacky Métayer, l’homme du peuple, saluait ses électeurs d’une main levée tout en convoitant de ses yeux loucheurs un plateau d’alléchants petits fours qui serpentait de groupe en groupe.

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