Fiche de lecture : En un combat douteux, de John Steinbeck

En un combat douteux (In Dubious Battle) est un roman de John Steinbeck (1902-1968) écrit en 1936. Il précède deux titres phares de l’auteur, Des souris et des hommes (Of Mice and Men, 1937) et Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, 1939). Il préfigure d’ailleurs ce dernier roman par sa thématique sociale, relative aux conditions de travail et à la paupérisation des travailleurs itinérants dans l’Amérique d’entre deux guerres.

L’intrigue relate un mouvement de protestation sociale fictif au cours des années 1930. Les propriétaires terriens d’une vallée californienne ont décidé d’un commun accord de diminuer le salaire des cueilleurs de pommes saisonniers. Deux membres du Parti communiste, apprenant la nouvelle, se rendent sur les lieux avec pour objectif de lancer une grève. Le premier, Mac McLeod, est aguerri aux luttes sociales ; le second, Jim Nolan, est une fraîche recrue qui doit apprendre sur le tas les ficelles du métier. Sur place, Mac gagne la sympathie de London, le chef naturel des travailleurs, et, peu à peu, devient son conseiller occulte. Il profite par ailleurs de ses contacts avec les hommes pour faire monter en eux le sentiment de révolte ; bon élève, Jim l’imite avec brio. Aussi, la seule chute d’un vieillard suffit pour qu’une grève spontanée se déclenche. Mac, fort de son expérience et de ses relais dans la population, organise immédiatement la résistance vis-à-vis des autorités locales. Il demande notamment au Dr Burton d’édifier le campement provisoire sur les terres d’un petit fermier.

La suite du roman dépeint l’escalade entre les deux camps. Les patrons et les vigilants jouent la carte de l’intimidation ; aux menaces initiales succèdent des violences : Joy, un militant communiste, est tué ; la récolte du fermier solidaire est brûlée ; son fils Alfred est tabassé ; le docteur disparaît subitement. De leur côté, les travailleurs ne sont pas en reste : ils empêchent les nouveaux itinérants de poursuivre la récolte, tabassent ceux qui passent outre leurs avertissements, molestent un adolescent, brûlent une exploitation, chargent les barrages de police. Le livre se clôture au plus fort de l’action, par le meurtre de Jim, sans spécifier si le mouvement social échoue ou finit par aboutir.

Cette fin n’est pas innocente car, si l’histoire tourne autour de la grève, elle n’en reste pas moins rigoureusement attachée à la personne de la jeune recrue communiste. Le roman commence avec lui, juste avant qu’il ne rejoigne le parti dans la clandestinité, et s’achève avec lui également. Steinbeck, pour étudier le phénomène des foules, a en fait isolé les actions de plusieurs individus, parmi lesquels Jim fait office de personnage principal. Bien qu’avide d’action, il est contraint d’apprendre son rôle aux côtés de Mac, qui le freine régulièrement ; cela engendre une impatience croissante dans son chef. Très vite, il prend des initiatives ; progressivement, il se libère de la tutelle de son mentor. Il finit même par le surpasser lors d’une crise provoquée par l’épuisement. Au final, sa mort brutale sert la lutte, car son corps est exposé pour attiser la colère des grévistes.

Mac n’hésite en effet pas à recourir aux extrémités les plus froides pour servir la cause qui le meut. « Il faut considérer la fin des choses pour garder son sang-froid et aller de l’avant », explique-t-il avant d’ajouter qu’ « il ne faut pas s’attendrir. » Ainsi, il sacrifie la situation de plusieurs individus, souvent après leur avoir forcé la main, estimant que ces sacrifices seront utiles au triomphe de son idée de justice. Calculateur et organisé, il devient rapidement le véritable chef des grévistes — sans en porter le titre — puis, peu à peu, il laisse apparaître ses faiblesses, il se laisse même emporter par ses émotions, au point de voir son élève, Jim, lui faire la leçon.

Les autres individualités extirpées de la foule sont celles qui, par leur personnalité, par leurs actions, par leur rôle, parviennent à influer sur le cours des événements. Le talent de commandeur de London lui assure ainsi un rôle de premier plan. Les hauts faits de personnages comme Dick et Sam valent de voir leurs prénoms mentionnés. La chute du vieux Dan, bien qu’involontaire, le tire de l’anonymat. Le Dr Burton, quant à lui, n’a pas qu’une fonction de catalyseur ; il se trouve également dans le récit pour transmettre au lecteur le point de vue de Steinbeck.

Ainsi, c’est par sa bouche que se transmet la réflexion de l’auteur à propos des deux thèmes centraux de l’ouvrage : la foule et le communisme.

Au sujet des foules, Steinbeck fait dire à Burton que les hommes groupés lui « apparaissent comme formant un seul individu nouveau, pas du tout comme des individus réunis. Un homme, dans un groupe, n’est pas lui-même : il est l’une des cellules d’un organisme aussi différent de lui que les cellules de votre corps sont différentes de vous. » Voici la théorie de l’homme-foule. D’après celle-ci, si des hommes comme Mac provoquent et dirigent des mouvements sociaux, c’est parce qu’ils ne sont qu’ « une cellule chargée d’une mission spéciale, comme une cellule visuelle par exemple, qui tirerait sa force de l’homme-foule, et en même temps le dirigerait, à la façon d’un œil. »

La vision holistique qui ressort de cet extrait gomme plus minutieusement encore l’individu que la doctrine communiste. D’ailleurs, le communisme, s’il suscite une certaine curiosité chez Burton-Steinbeck, ne trouve néanmoins pas grâce à ses yeux. Simple observateur du mouvement incontrôlable et imprévisible des foules, l’auteur californien ne parvient pas à adhérer aux slogans qui meuvent les « hommes pratiques », et a fortiori au mantra « le communisme supprimera l’injustice sociale » ; et cela résulte plus de sa position supérieure d’observateur que de nobles valeurs morales. En ne haïssant personne, il se situe au-dehors de l’humanité, la contemplant de haut, de très haut, seul, désespérément seul.

« — Il n’y a pas de commencements, dit Burton, ni de fins. Il me semble que l’homme s’est engagé dans une lutte terrible, aveugle, pour s’arracher à un passé dont il ne se souvient pas, vers un futur qu’il est incapable de prévoir et de comprendre. L’homme a affronté et vaincu tous les ennemis possibles, à l’exception d’un seul. Il est incapable de remporter une victoire sur lui-même. L’humanité se déteste elle-même.

— Nous ne nous détestons pas nous-mêmes, dit Jim. Nous détestons le Capital qui nous tient asservis.

— De l’autre côté de la barrière, il y a aussi des hommes, Jim. L’homme se déteste lui-même. »

À la lumière de cet extrait s’éclaire plus vivement encore le titre de l’ouvrage, En un combat douteux (In Dubious Battle), qui confirme la position critique de Steinbeck vis-à-vis de la lutte communiste. Comme souvent chez Steinbeck (Of Mice and Men, The Grapes of Wrath, East of Eden, etc.), le titre s’inspire d’un texte préexistant, en l’occurrence un vers de John Milton dans Le Paradis Perdu :

« D’innombrables esprits armés.

Osèrent détester son règne, me préférer.

Défier son pouvoir infini en un combat douteux dans les plaines du Ciel.

Ebranlant son trône. Qu’importe bataille perdue ?

Tout n’est pas perdu — la volonté indomptable,

La revanche, la haine immortelle,

Et le courage qui jamais ne cède ni se soumet. »

Le style d’En un combat douteux est très sobre si on le compare avec la prose habituellement colorée de Steinbeck. Le registre littéraire, d’ordinaire comico-pathétique chez l’auteur, est cette fois pleinement pathétique. Réaliste dans son écriture d’un bout à l’autre du roman, l’écrivain californien avait manifestement la volonté de peindre une réalité sociale sous ses aspects les plus terre à terre. Cela transparaît notamment dans le traitement qu’il réserve aux personnages, moins caricaturaux et niais qu’à l’accoutumée.

Cette prudence explique peut-être pourquoi Steinbeck a choisi de ne pas impliquer le narrateur dans son récit. Celui-ci jouit d’un statut externe et objectif : il est extérieur à l’histoire et ne fait pas de commentaires personnels au cours de la narration. Il adopte par ailleurs un point de vue externe, car il ne connaît pas les pensées des personnages au-delà de ce que ceux-ci affirment lors des dialogues. Il est enfin véridique, en ce qu’on peut suivre son récit sans le remettre en question.

Comme tout Steinbeck, l’ouvrage se lit rapidement, passionnément : l’Américain parvient à capter l’attention de son lecteur avec une maestria éblouissante. Il commet ici une œuvre annonciatrice des Raisins de la colère, mais qui parvient à trouver son chemin propre, à vivre par elle-même, malgré certaines similitudes avec Les Raisins. Attachée au destin d’un seul personnage, focalisée sur un événement spécifique, elle évite de se transformer en un roman feuilleton et de lasser le lecteur. Trois quarts de siècle après sa rédaction, elle n’a pas mal vieilli, non seulement parce qu’elle permet de revivre un passé oublié de l’Amérique d’entre deux guerres, mais aussi grâce aux questions qu’elle soulève à propos de l’homme en tant qu’individu et de l’Homme en tant qu’espèce.

« — La vie n’a donc point de plaisir pour vous ?

— Plus de plaisir qu’on ne l’imagine. Le plaisir de travailler à une chose qui a un sens, c’est inoubliable. Ce qui décourage les hommes, c’est qu’ils travaillent sans but. Notre tâche s’accomplit lentement, mais nous avançons sans cesse. »

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