Tours et détours de la vilaine fille

Tours et détours de la vilaine fille, de Mario Vargas Llosa, raconte les amours intermittentes du narrateur, Ricardo Somocurcio, un Péruvien dont le rêve — vite accompli — est d’émigrer à Paris, avec une compatriote qui a une tendance à la mythomanie. Ces deux personnalités distinctes, aux objectifs bien distincts eux aussi, ne cessent de voir leurs routes s’entrecroiser.

Ricardo n’a qu’une vie : celle d’un traducteur-interprète vivant à Paris, que son métier amène parfois à voyager. La vilaine fille change en revanche régulièrement de vie (et de nom par la même occasion) ; tout au long du roman, nous apprendrons qu’elle a été une pauvresse, puis une fausse Chilienne, puis une révolutionnaire cubaine, puis l’épouse d’un diplomate anglais, puis celle d’un Britannique amateur de chevaux, puis maîtresse d’un cruel Japonais, puis pauvresse à nouveau, puis épouse de Ricardo, puis amante du mari de son employeuse.

Là où Ricardo — qui a certes l’une ou l’autre aventure en cours de route — ne vit que pour sa vilaine fille, sa vilaine fille ne se contente pas du seul « pitchounet ». Elle n’hésite d’ailleurs pas à l’abandonner plusieurs fois au cours des quatre décades lors desquelles leurs destins se croisent, souvent pour les bras d’un homme plus riche.

C’est là une des différences fondamentales entre les deux amants. Ricardo a des rêves simples dans sa vie : le seul fait de vivre à Paris lui est suffisant ; son emménagement dans la capitale française, qui survient très tôt dans le roman, comble déjà sa vie de bonheur. Il s’en contente donc, même si, au fur et à mesure que les années passent, un autre rêve lui dérobe la majeure partie de son existence : il souhaite avoir pour épouse la vilaine fille et ne semble plus vivre que pour ça. Cependant, quand elle disparaît, il a tendance à reprendre sa petite vie « minable ». La vilaine fille, quant à elle, ne peut se satisfaire de la routine quotidienne ; elle veut toujours se hisser plus haut. Ce leitmotiv trouve son origine dans l’extrême pauvreté qu’elle connut durant l’enfance, et l’amène à abandonner ses hommes les uns après les autres pour courir vers ceux qui ont plus de pouvoir ou plus d’argent. Elle ne revient d’ordinaire vers Ricardo, bonne poire, que lorsqu’elle est dans un creux, entre deux relations d’intérêt ; celles-ci s’achèvent généralement dans l’insuccès pour la mala niña, qui ne parvient pas à tirer profit de ses intrigues. « J’étouffe ici (…), dit-elle. Ces deux petites pièces sont une prison et je ne les supporte plus. Je sais quelle est ma limite. Cette routine me tue, cette médiocrité. Je ne veux pas que le reste de ma vie soit ainsi. Toi, tu t’en fous, tu es content, tant mieux pour toi. Mais moi, je ne suis pas comme toi, je ne sais pas me résigner. J’ai essayé, tu l’as bien vu. C’est impossible. Je ne vais pas passer le restant de mes jours à tes côtés par compassion. »

Le couple bon garçon – vilaine fille, comme ces appellations récurrentes dans le roman en attestent, repose aussi sur la polarité morale qui oppose les deux personnages. Ricardo est quelqu’un de bien, avec des valeurs, prêt à aider son prochain, là où la vilaine fille ne s’embarrasse pas de considérations éthiques. Peu importe que certains hommes se ruinent ou s’endettent pour elle, peu importent les sacrifices qu’ils lui ont faits : si elle veut partir, elle part. Il n’y a en temps normal pas de reconnaissance de sa part envers les « gentils », qui deviennent ainsi « pigeons ». Néanmoins, plusieurs nuances au long du roman attestent qu’elle a gardé un fond d’humanité en elle : elle fait parler le fils muet des voisins, elle vide le portefeuille conjugal dans les mains d’un clochard dont elle veut croire qu’il est celui qui a sauvé son mari du suicide, elle recherche longuement un Ricardo appauvri pour lui léguer ses biens. Il arrive d’ailleurs que ce dernier agisse de façon moins positive également, énervé par l’attitude de sa muse, mais il est ensuite soumis à la torture mentale de l’immoralité de son comportement.

La relation entre les deux amants a des relents sadomasochistes ; il y a en tout cas un rapport de domination très marqué entre les deux personnages. Toujours, c’est la vilaine fille qui prend le dessus sur le bon garçon, comme si de l’alchimie entre ces deux éléments ne pouvait jamais résulter que le même produit ; et quand on semble croire qu’elle succombe quand même à la gentillesse de son vis-à-vis, on réalise ensuite que c’était sur ordre de son protecteur du moment. Car, c’est bien là le plus étrange, la vile dominatrice cherche en effet à être dominée : elle ne cesse d’ailleurs de répéter à Ricardo qu’elle ne l’aimera jamais ; elle sait au plus profond d’elle-même qu’elle ressent le désir d’être dominée, soumise, voire humiliée par plus fort qu’elle.

En toile de fond, deux conceptions de l’existence s’opposent à travers le couple de personnages ; elles soumettent le lecteur à l’introspection. Ricardo, handicapé par son obsession amoureuse, se laisse porter tel un bouchon sur l’eau, en ayant perdu beaucoup d’illusions sur ce que pouvait être la vie, sa vie. La vilaine fille, au contraire, est actrice de son existence — de ses existences, devrions-nous écrire. S’engager dans une voie pendant plusieurs années, tirer tout le suc de l’expérience, en jouir de façon extrême, puis passer à autre chose, n’est-ce pas un moyen de rendre la vie moins frustrante ? Certes, échouer implique de devoir repartir de zéro, peut-être sans rien, à plusieurs reprises, et cela n’est guère facile, surtout quand le poids des ans se fait sentir, mais ne faut-il pas croire en sa bonne étoile ? N’est-il pas juste de penser que, à force de travail, la bonne fortune finira toujours par revenir ? La peur des revers paralyse ; lui prêter oreille est la meilleure façon de passer à côté de sa vie, de la rater.

Je suis sorti du roman avec une grande impression de vide et de tristesse. Il était minuit et quart ; une pluie orageuse arrosait Liège et, hormis le bruit des gouttes, le silence régnait ; et je ressentais au fond de moi le besoin de garder ce silence vivant, parce que j’avais reçu la flèche de ces deux destins — très réalistes — dans l’estomac.

La façon magistrale dont l’écrivain péruvien ponctue son récit n’était pas étrangère à ce vague à l’âme : (attention, spoiler) en annonçant à l’avance la mort de la vilaine fille et surtout en faisant comprendre comment Ricardo surmontera son deuil — en écrivant le livre même —, il se révèle non seulement brillant sur le plan narratif, mais parvient en outre à justifier la rédaction des quatre cents pages autrement que par le seul besoin d’apporter un témoignage. Aussi, quand on lit la dernière phrase, une compassion profonde nous relie à Ricardo qui désormais, par la conclusion de son œuvre, perd l’occupation quotidienne qui lui permettait de survivre à la disparition de la femme de sa vie, de vivre encore avec elle. En achevant son histoire, il sort d’un long songe et revient dans une réalité où il va devoir se confronter à l’absence.

Tours et détours de la vilaine fille est assurément un des meilleurs romans de Mario Vargas Llosa.

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