Mémoires de Geronimo

En 1906, Geronimo, apache de la tribu des Bedonkohe, se trouvait en captivité depuis près de vingt ans à Fort Sill, en Oklahoma. Il avait déjà plus de trois quarts de siècle au compteur ; aussi, lorsque Stephen Melville Barrett, un militaire américain de quarante ans avec lequel il avait sympathisé, lui proposa de coucher sa vie sur papier, le vieux chef indien accepta, à la seule condition de ne pas être interrompu lorsqu’il s’exprimait. Il ne savait pas écrire, mais il connaissait l’espagnol et avait une mémoire encore vive.

Le livre, menacé de censure par les autorités militaires locales avant même qu’il ait été entrepris, ne dut son élaboration qu’à l’intervention du président des États-Unis Theodore Roosevelt.

Après une brève introduction consacrée à la mythologie apache, le cœur de l’ouvrage se limite aux faits marquants de l’existence de Geronimo.

Il vécut une jeunesse normale, rien ne permettant de deviner qu’il deviendrait une figure légendaire de son temps. Comme bien souvent, ce fut la tragédie qui façonna l’homme.

La grande rupture, l’élément déclencheur de sa colère éternelle fut le guet-apens dont fut victime sa tribu au Mexique en 1858 et dont il fut sans doute l’individu qui pâtit le plus : sa mère, son épouse et ses trois enfants périrent du fait de l’armée mexicaine. Geronimo, âgé de vingt-neuf ans au moment du massacre, en garda toute sa vie une rancune tenace contre les Mexicains.

Dans la foulée de la tuerie, il entama une longue série de raids contre des fermes ou des bourgs mexicains, n’épargnant que rarement la vie des civils qui croisaient son chemin, et très vite ces représailles se transformèrent en un mode de vie assumé. L’objectif avoué de ces attaques était avant tout le vol — de bétail, de chevaux ou de nourriture —, mais aussi parfois de faire couler le sang. Geronimo ne fait pas mystère de sa nature guerrière flirtant avec la criminalité. Il affirme notamment, à propos d’exactions survenues dans les années 1880 : « Sur le chemin du retour (du Mexique vers les États-Unis), à travers l’Ancien Mexique, nous attaquâmes tous les Mexicains que nous trouvions pour le simple plaisir de les tuer.»

Geronimo livre les faits bruts, sans mettre de gants. Face à la succession de méfaits dont lui et ses hommes se rendirent coupables, confronté aux centaines de victimes, souvent innocentes, qu’ils laissèrent derrière eux, le lecteur ne peut qu’éprouver un malaise grandissant et une certaine antipathie à leur encontre — car le deuil de 1858 était vengé depuis longtemps. Certes, la sympathie demeure quand des injustices les frappent, certes, l’admiration reste pour l’intelligence du chef guerrier, pour sa bravoure, mais il n’empêche : surgit parfois, au détour d’un paragraphe, l’impression que toute cohabitation pacifique était impossible avec de tels sauvages, l’impression que les mouvements de répression conduits par les armées mexicaine et américaine à leur encontre étaient justifiés. Pourtant, celles-là n’étaient pas en reste ; elles savaient faire preuve de perfidie et de malhonnêteté vis-à-vis des Indiens, spécialement la première, tant dans la guerre que dans les négociations de paix. Les Apaches se firent rouler plus d’une fois par des paroles reniées aussi vite qu’elles avaient été formulées ou, dans la foulée d’un accord, par la stratégie de l’enivrement collectif.

La relation de Geronimo avec les Blancs fut plus ambiguë que celle avec les Mexicains. Il s’en méfiait, c’est un fait, car plusieurs parmi eux n’avaient pas eu l’honneur de tenir leur promesse ; il se souvenait aussi de la façon odieuse dont son vieux chef, Mangas Coloradas, avait été assassiné en 1863 alors qu’il venait négocier avec des chefs militaires américains. Il était pourtant conscient que certains Blancs étaient bons et pacifiques. En étudiant la culture blanche au cours de ses années de captivité, il en vint à déclarer que la religion catholique était sans doute meilleure que celle de son peuple. Après avoir visité l’Exposition universelle de 1904 à Saint-Louis, il dit : « Je suis content d’avoir été à l’Exposition. J’y ai vu beaucoup de choses intéressantes et ai beaucoup appris du peuple blanc. C’est un peuple très gentil et très calme. Pendant tout le temps où j’étais à l’Exposition, personne n’essaya de me faire du mal. Si cela s’était passé chez les Mexicains, je suis certain que j’aurais eu à me défendre souvent. J’aurais voulu que tout mon peuple vienne à l’Exposition. »

D’aucuns argueront qu’il faut lire certains passages avec prudence, dans la mesure où Geronimo dicta son livre en captivité et qu’un risque de censure planait par-dessus sa tête. Mais a-t-il pour autant menti sur le fait que ses relations avec les Blancs étaient meilleures qu’avec les Mexicains ? Non, sans doute que non. Le mensonge n’était pas une option dans la culture apache, qui aimait les faits et la droiture morale. Tout au long de ses mémoires, Geronimo ne s’est d’ailleurs pas privé de critiquer nommément tous les officiers de l’armée américaine dont il avait à se plaindre.

Ne perdons toutefois pas de vue que le vieux guerrier apache devenu agriculteur dédie son livre à Roosevelt et que, en fin d’ouvrage, il s’adresse indirectement au président (qu’il estime, ou affirme estimer). Sous ce jour, ses mémoires sont aussi une plaidoirie, une plaidoirie pour lui et pour son peuple. La stratégie de la douceur qu’il adopte, avec des mots affectueux pour la religion catholique et pour les Blancs, pourrait cacher en son sein une certaine ambition, en tout cas un certain espoir, celui de pouvoir retourner sur ses terres d’Arizona :

« Je pense que maintenant mon peuple est capable de vivre en accord avec les lois des États-Unis et nous voudrions, bien sûr, avoir le droit de retourner dans la terre qui est la nôtre de droit divin. Notre nombre est réduit et nous avons appris à cultiver le sol; nous n’aurions donc plus besoin d’autant de terre qu’auparavant. Nous ne demandons pas toute la terre que le Tout-Puissant nous a donnée au commencement mais qu’on nous en donne suffisamment pour faire de la culture. Ce dont nous n’avons pas besoin, nous serions contents que les hommes blancs le cultivent. (…) Il n’y a pas de climat ou de terre, à mon avis, qui égalent ceux de l’Arizona. Il y avait des terres cultivables en abondance, de l’herbe en abondance, des bois en abondance, des minéraux en abondance dans cette terre que le Tout-Puissant a créée pour les Apaches. C’est ma terre, mon pays, la terre de mes pères où je demande maintenant que l’on me permette de retourner. Je veux vivre mes derniers jours là-bas et être enterré dans ces montagnes. Si cela était, je pourrais mourir en paix en sachant que mon peuple, vivant dans sa terre natale, s’accroîtrait au lieu de diminuer comme à présent et que notre nom ne s’éteindrait pas. »

Ce plaisir ne fut pas accordé à Geronimo, qui mourut des conséquences d’une chute à cheval après une nuit d’ivresse le 17 février 1909.

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