Le Despote : chapitre 1

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Lysandre Granitard était affalé dans un des deux fauteuils du salon, genou gauche par-dessus l’accoudoir, canette de bière suspendue dans le vide. Le peignoir à carreaux ne masquait qu’imparfaitement le marcel qui moulait son corps grassouillet ; ses pantoufles fatiguées menaçaient de lui tomber des pieds. Sous sa tignasse de cheveux non peignés, ses yeux vairons suivaient distraitement la compétition de pihote diffusée en direct par RTC Télé Liège depuis la place Saint-Lambert. Parfois, ils sortaient de leur torpeur pour s’extasier devant l’admirable puissance d’un jet, mais une fois l’émotion sportive passée ils retombaient dans l’engourdissement.

Le trentenaire colla ses lèvres charnues au cylindre métallique, aspira bruyamment les dernières gouttes de houblon et rota avec force. Personne ne lui répondit. Il expira mélancoliquement ; et cette fois un soupir se fit l’écho du sien, celui de la canette suivante. Il s’empara de l’ultime quartier de pizza, qu’il mâcha mécaniquement, répandant quelques miettes supplémentaires sur le fauteuil. Cela déjà faisait six mois qu’il n’était plus le jeune homme dynamique d’autrefois. Encore maintenant il s’étonnait de la rapidité avec laquelle l’énergie avait déserté son être. Il secoua la tête avec amertume et d’une pression du pouce condamna la télévision aux ténèbres.

Il se décolla du fauteuil dans un long bruit de succion et sortit du salon d’un pas titubant. Les hauts murs du hall d’entrée, la large cage d’escalier et la succession de portes accentuaient son impression de solitude et la morne tristesse des lieux. Il abaissa la poignée devant lui et se réfugia dans le réconfortant capharnaüm qu’il avait pu sauver des griffes de l’unique créancier du Joyeux Drille. Au centre de la pièce, deux dizaines de tringles supportaient des centaines de housses à déguisements. Sur les étagères, des perruques, des barbes postiches, des fausses dents, des coussins péteurs, des cigarettes piégées, des boules puantes et de multiples autres accessoires prenaient les poussières.

Lysandre soupira à nouveau. Il laissa sa main tremblante glisser le long des housses au fur et à mesure qu’il se faufilait entre les tringles ; il ouvrit une tirette au hasard, puis une autre, et libéra un costume médiéval, celui d’un roi à la cape rouge. Il porta l’hermine contre sa joue glabre et, les paupières closes, sourit aux souvenirs que réveillait le doux contact de la fourrure tachetée. Cet instant de calme ne dura pas. Quand les yeux bleus et verts se rouvrirent, ils brillaient, rougeoyants. Lysandre jeta brusquement le déguisement au sol et fit vibrer la pièce de sa voix chaude :

— Salauds !

L’accès de fureur disparut aussi rapidement qu’il était survenu. Le trentenaire relâcha ses épaules, arrosa son gosier et gagna la fenêtre en tanguant. Le petit jardin en friche qui faisait la jonction entre la maison et la rue était séparé d’icelle par une vieille grille rouillée. La boîte aux lettres dégobillait plusieurs plis. Un soleil estival les faisait scintiller.

Les pantoufles se traînèrent jusqu’au hall d’entrée, puis dans l’allée bordée de mauvaises herbes, avant de revenir en arrière. Lysandre referma la lourde porte derrière lui et s’affaissa sur le carrelage frais. Les plis gisaient dans sa main ; trois minutes de paralysie s’écoulèrent avant qu’il ne daignât leur jeter un regard.

Les enveloppes annonçaient des publicités politiques et les routinières factures de fin de mois. L’expéditeur de la missive la plus épaisse ne figurait toutefois pas parmi les correspondants attendus. Dans le coin supérieur gauche du courrier bavait le logo du Service Public Fédéral des Finances, en abrégé SPF Finances, en langage populaire fisc. Intrigué par ce tampon annonciateur de drames, calamités et autres châtiments, Lysandre utilisa son index comme un vulgaire coupe-papier et, une entaille piquante plus tard, déplia plusieurs pages, dont la première disait :

Liège, le 18 août 20..

Monsieur Granitard,

Après avoir réexaminé attentivement votre dossier, le SPF Finances a découvert que vous lui étiez redevable de 127,34 euros. Vous trouverez notre calcul rectificatif en annexe.

Nous vous invitons à régler ce montant conformément à l’ordre de virement ci-dessous.

Toujours au service du citoyen,

Jean Mouette, agent administratif

Suivaient plusieurs pages tachées de fières et intransigeantes montagnes de chiffres.

Le spasme de fureur qui avait contracté le visage de Lysandre quelques minutes plus tôt réapparut, de façon plus marquée cette fois. Il souffla bruyamment, but une gorgée de bière, souffla à nouveau, but d’autant plus, et ainsi de suite jusqu’à ce que la canette vide puisse être écrasée par ses doigts crispés. Ce fut un petit miracle qui se produisit : la lettre requinqua Lysandre aussi prestement qu’une trépanation retape un militant socialiste ayant trop songé à la construction et à la chute du Mur de Berlin. Son regard bleu et vert s’indigna, ses narines soufflèrent de plus belle, sa bouche aux lèvres charnues se pinça, son menton s’engonça plus encore. Il se leva d’un bond maladroit et gravit frénétiquement, quoique d’un pas malhabile, les marches qui le séparaient de son bureau.

Il ne prit pas la peine d’en fermer la porte, non, déjà trop absorbé par le futur immédiat. On entendit les touches du clavier d’ordinateur cliqueter fiévreusement, parfois interrompues dans leur course folle par des éclats de rire de plus en plus tonitruants. La plainte mécanique d’une imprimante leur succéda, révélant progressivement l’une des réponses les plus surprenantes que reçut jamais l’administration fiscale belge.

Despotat de Liège, le 4 septembre 20..

Cher vis-à-vis,

Cher moins que rien,

Cher vermisseau,

Au nom du Despotat de Liège nouvellement né, j’accuse bonne réception de votre missive du 18 août.

Comme dans tout État tyrannique digne de ce nom, l’administration du Despotat de Liège ploie sous une charge de travail inhumaine, laquelle s’accroît inévitablement par le respect strict des procédures contraignantes en vigueur.

Il découle de ces dernières que, malgré ma qualité de sous-fifre, dont vous pourriez inférer la possibilité d’un rapport d’égal à égal, il m’est rigoureusement interdit de gérer la moindre tentative d’extorsion de fonds par un État voisin. Ce privilège ressort en effet de la compétence exclusive du Haut Délégué aux Affaires extérieures. Je ne puis donc apporter une réponse immédiate à votre missive, que je transmets sans plus tarder au regard sévère de ma hiérarchie.

Une réponse détaillée vous parviendra prochainement. Je vous invite, dans cette attente, à ne pas nous envoyer de courrier de rappel — ce surplus de gestion risquant de ralentir plus encore le bon fonctionnement de notre administration.

Salutations administratives,

Lysandre Granitard, sous-fonctionnaire du Despotat de Liège attaché à l’Assistance Matérielle contre les Exactions Répétitives des Démocraties Ergastulaires

Au cœur du concert des nations s’était incrusté un indélicat pétomane. Ses aventures commençaient par la même occasion.

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