Almería 1522 : chapitre IV

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Ses affaires réglées et sa prière de tierce dite, l’archidiacre Luis de Ordaz prit la direction de la cathédrale de l’Annonciation, où la messe devait sans doute s’achever. C’était une figure bien connue des Almériens. Il faisait partie des premiers chanoines à avoir mis les pieds dans la cité et avait obtenu son archidiaconé au cours de la deuxième décennie d’occupation chrétienne. En tant que vicaire judiciaire, il était un des religieux les plus influents de la ville, peut-être même le plus important.

Il venait de rentrer à Almería depuis peu. L’épidémie de grippe qui avait sévi intra-muros entre avril et août, qualifiée de peste par d’aucuns, l’avait contraint à s’éloigner du danger et des fidèles. Chaque fois qu’il traversait les places et les ruelles étroites de la vieille ville, comme en ce moment, il constatait ô combien la vie avait repris ses droits et cela lui plaisait.

Il trempa sa main dans le bénitier et se signa en pénétrant à l’intérieur du temple où, comme toujours, un bruit de fond régnait. Un sacristain nettoyait calice et ciboires, un acolyte portait un encensoir fumant, des pénitents clairsemés priaient à voix haute, deux hommes négociaient en italien devant la chapelle de saint Indalecio, des murmures s’échappaient des confessionnaux, et tous les palabres de la cour sur laquelle s’ouvraient les sept nefs parvenaient jusqu’à l’archidiacre, mélangés aux rafraîchissantes éclaboussures de la fontaine et aux frémissements des citronniers.

Il s’arrêta à hauteur du chœur et, d’un regard studieux, étudia la succession d’arcs qui reliaient les piliers les uns aux autres. À l’automne, il en avait fait réparer deux qui menaçaient de s’effondrer, mais ces travaux d’entretien demeuraient insuffisants à ses yeux. Il avait d’ambitieux projets pour la cathédrale et, maintenant qu’il était de retour, il lui tardait d’à nouveau pouvoir investir une partie de son temps dans son embellissement. Il comptait faire abattre les trois nefs centrales pour en ouvrir une plus grande qui reposerait sur sept arcs en pierre, plus hauts, plus forts, plus chrétiens. Dans cette large ouverture pratiquée sur le modèle de Cordoue s’élèveraient la chapelle principale, deux chaires de prédication, le chœur et deux chapelles latérales.

Depuis sa consécration, l’ancienne grande mosquée n’avait guère subi de modifications. Certes, on l’avait dotée de chapelles et placardée d’art chrétien, notamment d’un remarquable retable composé d’un haut-relief du Sauveur et de quatre toiles flamandes, certes, on avait monté de nouvelles cloches en haut de l’ancien minaret, mais, d’un point de vue strictement architectural, l’Église n’avait opéré que des réfections mineures à l’édifice. Considéré comme un des plus beaux temples du royaume de Grenade, il souffrait sans doute de ses cinq siècles et gardait une touche orientale trop prononcée aux yeux de certains. Cela faisait trente ans et quatre mois que le diocèse d’Almería avait été fondé. L’heure de réformer en profondeur la maison de l’évêque n’avait-elle pas sonné ?

En trente ans, pas moins de six papes s’étaient relayés à la tête de la sainte Église catholique : Innocent VIII, Alexandre VI, Pie III, Jules II, Léon X et Adrien VI. Sur la même période, trois hommes avaient occupé le poste d’évêque d’Almería. Pas un toutefois n’avait choisi la ville pour résidence. Elle n’avait sans doute pas suffisamment de grandeur et de renommée à leurs yeux ; elle était en outre trop isolée du reste du royaume pour que, depuis là, on pût y jouer un rôle d’importance à la cour.

Le premier évêque, Juan de Ortega, aumônier des Rois Catholiques, avait bien rendu visite à la cité côtière à l’une ou l’autre reprise, mais il s’en était vite désintéressé, envoyant dès 1499 son neveu Francisco de Ortega sur place pour veiller à la bonne marche de l’Église locale. En 1515, Francisco de Sosa avait hérité de la mitre épiscopale, dont il avait abandonné les attributs entre les mains de Luis de Ordaz. Il était décédé en juillet 1520 et avait été remplacé par Juan González de Meneses y de la Parra, lequel avait délégué son frère Blas Caballero au moment de prendre possession de l’évêché. À la mort de ce troisième évêque moins d’un an plus tard, le chapitre cathédral avait déclaré le siège vacant et, dans l’attente de la désignation d’un successeur, avait chargé Luis de Ordaz de ses fonctions.

Celui-ci avait repris sa marche sur le marbre qui pavait le lieu sacré et se dirigeait vers la salle dédiée aux réunions du chapitre et aux archives. Une fois la lourde porte refermée derrière lui, il ouvrit le haut coffre dans lequel étaient classés tous les documents d’importance : rapports des réunions du chapitre, comptes financiers, actes de propriété, etc.

Le jeune diocèse d’Almería avait peut-être pâti de l’absence d’un évêque sur place, et il souffrait sans conteste d’une certaine désorganisation, de l’appétit des diocèses voisins, de l’intransigeance des seigneurs terriens sur leurs droits, mais à l’échelle locale il était riche, extrêmement riche. La cathédrale avait hérité de la moitié des biens de la grande mosquée — l’autre moitié échéant à l’hôpital royal et au couvent des Frères prêcheurs —, ce qui en soi représentait une petite fortune. Cela avait d’ailleurs attisé la convoitise des autorités municipales qui, après un combat de longue haleine devant la cour des Rois Catholiques, avaient réussi à lui soutirer la gestion des eaux en 1503. Malgré cette perte, les rentes allouées au diocèse almérien assuraient à ses bénéficiaires un véritable pouvoir sur les terres récemment conquises. L’usage qui en était fait demeurait néanmoins restreint.

À son modeste niveau, Luis de Ordaz faisait ce qu’il pouvait pour développer l’Église locale, pour rénover les temples vétustes, pour attirer de nouveaux clercs malgré le manque de vocation sacerdotale, pour étendre le culte de la Vierge de la Mer, mais il n’était pas un évêque tout puissant capable de rivaliser avec les seigneurs et d’ordonner que sa volonté fût faite, il n’était qu’un petit archidiacre aux pouvoirs limités. Il ne pouvait se prévaloir d’un titre ronflant pour régner sur le diocèse ; il devait constamment négocier avec ses pairs ecclésiastiques, non seulement ceux du chapitre mais aussi ceux qui de loin le chapeautaient. Comment dans ces conditions récupérer les paroisses perdues et les rentes non payées, comment dégager une belle et large vue d’ensemble du territoire à organiser ? Luis de Ordaz travaillait au cas par cas, c’était tout ce qu’il pouvait faire, d’autant plus qu’il cumulait d’autres fonctions à celles dont il avait provisoirement la charge. Les institutions catholiques d’Almería manquaient assurément d’un homme fort. Et toute la ville attendait depuis quatorze mois, bientôt quinze, que le pape désignât un successeur à Juan González de Meneses y de la Parra.

Adrien VI, élu le 9 janvier 1522 au terme d’un conclave tendu auquel il ne participait pas, venait d’arriver à Rome le 28 août et avait été officiellement couronné le 31. Son règne pouvait enfin commencer. Ce pape d’origine hollandaise était bien connu dans la péninsule ibérique, car c’était lui qui avait été choisi par Charles Quint pour régir la Castille en son absence ; il avait dû à ce titre lutter contre les comuneros lors de la guerre des Communautés de Castille qui doucement s’éteignait. Une mission plus complexe encore l’attendait à présent à la tête d’une chrétienté divisée et en proie aux attaques de l’Empire ottoman. Autant dire que la désignation d’un évêque sur le bout de territoire isolé et peu peuplé d’Almería était le cadet de ses soucis. Dans les faits, il n’aurait qu’à entériner le nom que choisirait Charles Quint. Cela tombait bien : le souverain était de retour en Espagne depuis mi-juillet. Bientôt, le quatrième évêque d’Almería serait connu.

Luis de Ordaz interrompit sa recherche, surpris par l’étrange son cristallin qui régnait dans la pièce. La vibration, légère et régulière, ressemblait au tintement de deux coupes qui trinquent, et malgré la douceur qui s’en dégageait, le phénomène avait ceci d’inquiétant que jamais il ne s’était produit auparavant et qu’il s’accentuait peu à peu. Qu’était-ce ? D’où provenait-il ? L’archidiacre se retourna.

Sur la table autour de laquelle le chapitre se réunissait d’ordinaire, le candélabre en bronze et ses bougies allumées frissonnaient, comme si la tige était mal fixée à l’ombilic. Ordaz s’approcha et, ce faisant, remarqua que les draperies de soie suspendues au mur gondolaient, que la statue de la Vierge exposée sous les vitraux tremblait elle aussi.

Tout à coup, une secousse invisible le projeta contre une chaise. Les pieds de la table grincèrent, le candélabre tomba à plat et, dans son dos, le coffre claqua. Il se redressa, sonné, soudain conscient qu’il ne pouvait rester plus longtemps dans la salle des archives, et s’élança vers la porte. Il n’allait pas bien vite, à cause de son âge mais aussi des circonstances. Les pavés sous ses sandales en mouvement se fissuraient, éclataient, et il se maintenait en équilibre en s’appuyant aux murs chargés de vibrations, traversés par des grondements menaçants, par des heurts sourds, comme si de partout des corps en chute libre les attaquaient.

Il poussa la lourde porte, qui refusa de s’ouvrir au-delà de quarante degrés, butant sur une aspérité du sol ou sur un objet, et, rentrant le ventre, il s’infiltra tant bien que mal au sein de la cathédrale épouvantée, où des colonnes de particules noirâtres tombaient du ciel, où des cris de frayeur résonnaient, où des ombres couraient. Les quatre-vingts piliers frémissaient et tout l’édifice avec eux. Les chocs sur le sol — pierres, chaises, retables, statues — croissaient, de plus en plus bruyants. Un coup de cloche retentit, plutôt faible, presque indiscernable dans le vacarme ambiant, et fut très vite suivi d’un autre plus fort, d’une kyrielle d’autres, anarchiques, terribles, angoissants, annonciateurs de grandes calamités. Des craquements fusaient de partout et plusieurs murs se lézardaient.

Luis de Ordaz veillait à rester debout. Son cœur battait fort. Dans le lointain, près des bénitiers qui encadraient l’entrée, il vit une série de piliers se briser comme de vulgaires bâtons et entraîner dans leur chute tout un pan de toiture, qui ensevelit des silhouettes en fuite ; un énorme nuage de poussière se répandit dans tout le temple. Les cloches se turent soudain et, une poignée de secondes plus tard, un fracas assourdissant éclata côté cour. Le souffle propulsa plusieurs citronniers contre les piliers septentrionaux, qui se fracturèrent à leur tour et provoquèrent un deuxième affaissement. L’onde porta jusqu’à l’archidiacre, qui tomba à la renverse.

Engourdi par le choc, il se sentait incapable de se redresser. Couché sur un lit de débris, drapé d’une couverture de plâtre, il ne faisait plus qu’un avec l’édifice : il vibrait avec lui et, à chaque secousse, ses forces s’amenuisaient un peu plus. Il ne voyait plus. Était-ce la fin ? Le cas échéant, la sienne ou celle du monde ?

Sous lui, la terre grondait, la terre pleurait ; il entendait distinctement le mugissement qui s’échappait de ses entrailles, un mugissement affreux, sinistre, apocalyptique, dont les accents maléfiques le paralysaient. Le phénomène en action était-il châtiment de Dieu ou travail du malin ? Une panique de plus en plus intense le gagnait.

Les tremblements s’amplifièrent et vainquirent les dernières résistances de la cathédrale. Les craquements firent place au vent de l’effondrement. 

L’archidiacre Luis de Ordaz mourut sur le coup.

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