Une succession de catastrophes

Je rendais visite à un ami dans son village de P… Le patelin ne ressemblait pas à ce qu’il est dans la réalité, et la maison de mon ami avait un aspect extraordinaire, mais je n’avais pas conscience de ces bizarreries, car ainsi va l’univers de la nuit. Une grande cour de ferme ensoleillée nous accueillait et, jusqu’aux étages, une demi-douzaine d’animaux de toutes sortes conférait un caractère campagnard à l’intérieur ; un petit chien, pas méchant mais tenace, nous harcela comme nous montions les escaliers.

Nous nous rendions au dernier étage, dans la mansarde qui avait été aménagée. Il y avait de l’espace et de la luminosité dans cette large pièce au milieu de laquelle trônait une grande table.

Soudain, un bruit siffla — un bruit infime auquel je ne prêtai guère d’attention —, mais lorsque quelques instants plus tard nous consultâmes du regard le faîte du plafond et que nous réalisâmes que quelque chose s’était produit, je me souvins de lui : peut-être était-il la source du désastre ? Des tuiles semblaient avoir disparu ; nous pouvions entrapercevoir quelques coins de ciel bleu à travers le toit ; et à de multiples endroits, des gouttes d’eau, de pluie sans doute, s’abattaient dans la pièce comme dans une vulgaire cabane abandonnée. J’eus tout de suite une intuition : un tremblement de terre avait eu lieu. Si nous ne l’avions pas ressenti, c’était parce que nous nous trouvions en mouvement lors du bref événement sismique.

Or, des répliques demeuraient possibles. Je dévalai les escaliers, abandonnant mon ami et sa famille — qui ne voulaient rien entendre du danger — à la pénible tâche de préserver leur logement des infiltrations, et prit la direction du centre du village en quête de preuves de ma théorie.

En franchissant le pont, j’orientai mes yeux admiratifs vers le superbe bâtiment néo-gothique, dressé à un angle de rue, qui avait capté mon regard lors de mon entrée dans le patelin une heure plus tôt. Ses murs gris demeuraient bien en place ; en revanche, son toit m’inquiétait. Un vent terrible l’attaquait par-derrière, un vent de plus en plus fort et dominateur, qui bomba la structure de tuiles telle une voile de bateau et la fit céder ; une pluie de terre cuite s’affaissa au sol.

Me rapprochant du lieu du sinistre, j’eus l’attention attirée, côté gauche, par une artère composée de dizaines de maisons de maître colorées de rouge, jaune, vert et d’autres teintes tapageuses, serrées les unes contre les autres et pourtant majestueuses, soignées, magnifiques. Jamais je n’avais suspecté l’existence de ce trésor en cet endroit. Je ne pus m’empêcher de sortir mon téléphone de ma poche et de prendre une photo. J’aurais bien voulu en faire d’autres, mais un curieux phénomène pointa dans le lointain et je découvris qu’une mini-tornade balayait la rue. J’eus soudain conscience que le cliché que je venais de prendre serait sans doute le dernier de ces maisons bientôt emportées par l’inévitable cycle de la vie.

Profitant de ma présence sur place, j’appuyai sur le bouton de vidéo — un processus qui se passa mal et qui me fit perdre de précieuses secondes ; déjà la tornade n’était plus qu’à quelques mètres de moi et à peine pus-je immortaliser ses tourbillons. Je plongeai dans la rue sécante dont je venais, celle du pont, qui se trouvait à l’abri, et je reculai, mais la tornade, telle une voiture soucieuse de respecter les chemins ouverts pour elle, suivit la chaussée, bifurqua et fondit vers moi. Était-ce ainsi qu’on mourait ? Les derniers moments, ceux lors desquels la mort se rapproche à quelques doigts de nous, ressemblaient donc à ça ? On se contentait de réaliser qu’on allait mourir et on maudissait simplement le destin d’avoir dressé devant nous le piège qui nous emporterait ? Je me jetai dans le creux d’une façade et fermai les yeux, incapable de regarder la mort en face, préférant clore avant l’heure un de mes cinq sens.

Je m’en tirai indemne, sans savoir comment. En tout cas, je me retrouvai à nouveau face au pont. Le paysage qui s’offrait à moi, sombre et hostile, n’invitait pas à l’excursion. Pourtant, je sentais que la menace était passée et que je pouvais m’aventurer dans la zone ravagée. Je fis deux pas en avant quand soudain, juste à l’entrée du pont, une flammèche sortie de nulle part fit tache d’huile et dessina une ligne de feu qui me barra le passage. Elle n’était pas trop haute, la barrière ne s’élevait sans doute pas au-delà d’une vingtaine ou une trentaine de centimètres, mais ce curieux phénomène invitait à la prudence. Le feu s’éteignit de lui-même, et j’allai abattre mon pied sur ses dernières manifestations dans l’espoir de masquer aux humains qui accouraient derrière moi la paralysie qui m’avait saisi.

Je ne pensais plus qu’à une chose : raconter cette aventure. À la ferme, toutefois, cela me fut impossible, car d’autres événements que j’ai oubliés m’en empêchèrent. Toute la nuit, au fur et à mesure que les rêves se succédaient, je ne trouvai jamais le temps ou l’occasion de m’épancher ; aussi la passai-je à graver dans le fin fond de ma mémoire cette suite de catastrophes afin de me souvenir de leurs moindres péripéties lorsque l’heure de parler, ou d’écrire, sonnerait enfin.

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