Le Despote : chapitre 2

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L’enveloppe coûta vingt cents, le timbre un peu moins d’un euro, et le temps consacré à la rédaction et à l’acheminement de la réponse jusqu’à une boîte aux lettres publique, oh, approximativement une centaine d’euros. C’est du moins ce qu’estima Lysandre sur le chemin du retour. L’État belge, en sa qualité de responsable du dérangement, lui était redevable de la petite somme en question ; et, comme le trentenaire pressentait les difficultés qu’il aurait à la recouvrer, il décida de jouer au plus fin et d’aller chercher l’argent des autorités là où il se trouvait caché, c’est-à-dire sous les dehors gratuits d’activités pourtant bel et bien coûteuses.

À trois pâtés de maisons se tenait justement le vernissage d’une exposition d’art contemporain intégralement financée par les deniers publics ; n’était-ce pas l’occasion pour Lysandre de récupérer une partie de ses billes ? Le plus logiquement du monde, il fit un crochet vers la galerie qui accueillait l’événement.

Derrière la porte vitrée, de petits comités d’êtres ventripotents et vaniteux tournaient le dos aux murs, plus intéressés par l’alcool et les petits fours que par la manifestation artistique. Lysandre en déduisit qu’il ne dépareillerait pas et franchit l’entrée en cherchant du regard quelque pingouin à plateau susceptible de lui servir une flûte de champagne. Gloire au dieu des dipsomanes ! Une demoiselle au faciès de lamantin promenait plusieurs remontants à deux mètres de là, serpentant entre les groupes d’invités avec la grâce d’une otarie. Lysandre se précipita sur elle, allégea son plateau de deux flûtes et vida celles-ci d’une traite.

— Où trouverai-je à grignoter ? pressa-t-il l’hôtesse pinnipède en s’emparant au passage d’un nouveau verre.

La somme que lui devait l’État belge valait tout de même son pesant de cacahuètes ! Il suivit la direction que le doigt mou lui indiquait et, en route vers les appétissants en-cas, calcula les quantités solides et liquides qu’il devrait absorber avant que les pouvoirs publics ne fussent quittes de leur dette. Il comprit aussitôt que, pour parvenir à ses fins, la pratique du sport national, la bâfre-biture, savant mélange de bâfre et de biture, serait indispensable. Il s’empara du plat de faïence où gisaient plusieurs chips et l’emporta avec lui. Tout en jonglant entre champagne et croustilles afin de combiner plaisirs bibitifs et bienfaits nutritifs, il musarda au cœur de la foule, en tapant au besoin sur les doigts chapardeurs qui ambitionnaient de le délester d’une partie de son butin.

Les toiles exposées témoignaient à elles seules de la nécessité qu’avait l’artiste de voir son travail subventionné : littéralement n’importe qui aurait pu les commettre. Fort heureusement pour le peintre fâché avec les neuf muses, il demeurait en bons termes avec son carnet d’adresses. Lysandre pivota pour mieux lire son patronyme affiché à l’entrée, en quête de l’éventuel lien familial qui motivait l’exposition, quand soudain, sans crier gare, un fauteuil électrique lui roula sur le bout du pied droit. Le spasme de douleur qui s’ensuivit manqua de provoquer la culbute des précieuses victuailles mais, bonheur de fin gourmet, le trentenaire sauva ses provisions au prix d’un réflexe dont il se serait cru incapable.

L’imprudent conducteur était, tiens, tiens, une imprudente conductrice ; et elle n’avait pas pris la peine, cette femme-tronc à la permanente blonde et aux yeux maquillés, d’arrêter son bolide pour s’excuser de l’écrabouillement d’orteils dont elle venait de se rendre coupable, non, elle avait pris ses courtes jambes à son cou et poursuivait sa route comme si de rien n’était. Il fallut que Lysandre l’interpellât de sa voix chaude pour qu’elle daignât freiner :

— Demi-portion ! Héla ! Demi-portion !

La foule se retourna sur les cris, et l’intéressée aussi, forcément. Après avoir fait demi-tour, elle revint sur ses pas, enfin, sur ses roulements, et fit face à l’homme qui s’indignait tant de sa conduite en état d’ébriété que de son délit de fuite. Le visage déchiré par une grimace de haine, elle lui répondit dans des hurlements obscènes que n’aurait pas reniés le plus vulgaire des charretiers. Elle beugla, certes en langage moins soutenu, qu’il n’était qu’un bélître, qu’il n’avait qu’à surveiller là où il mettait les pieds, que sa génitrice était une femme publique, et qu’il pouvait bien aller se faire pédiquer, ce maroufle, parce qu’elle refusait qu’on la traite par-dessus la jambe.

Lysandre, que plus rien n’étonnait en Cité ardente, répliqua du tac au tac que, avant de donner des leçons, elle ferait bien d’en prendre, de conduite, histoire que tout le monde ne finisse pas dans le même état qu’elle, ce qui eut pour effet de faire naître un filet d’écume à la commissure des lèvres maquillées. Il se demanda aussitôt à quelle maladie ou infirmité il s’exposait en cas de morsure ; aussi décida-t-il de lever le pied tant qu’il le pouvait. Il remémora aux spectateurs désapprobateurs la morale de l’adage « femme au volant », vida sa flûte avec majesté et s’éclipsa illico du vernissage en boitant.

Tout était à refaire. De la centaine d’euros que lui devait l’État belge, il n’avait pu en récupérer que deux ou trois. Pis ! Il avait peut-être encouru une blessure au pied lors de son entreprise, ce qui engendrerait à n’en pas douter des frais supplémentaires de médecin. Cette infortune le renforça dans sa volonté de réparer l’injustice dont il était victime.

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