Almería 1522 : chapitre II

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Le vent qui butait contre les murailles paraissait toujours s’amplifier dès qu’il en franchissait le crénelage. Les soldats qui veillaient les tours et les remparts de la ville, face balayée par Éole, avaient une vue plongeante sur l’horizon. La légende voulait que, depuis leur perchoir, ils fussent parfois en mesure d’observer les lointaines terres d’Afrique, mais jamais un de ceux qui étaient de faction en ce matin du 22 septembre 1522 n’avait eu l’occasion de vivre cette rare expérience, sauf en mirage peut-être. Tout ce qu’ils pouvaient apercevoir du sud depuis leur poste était l’échancrure bleue et étincelante dessinée par la Méditerranée par-devant Almería, et cette échancrure était à peu de choses près la seule ouverture de la ville côtière sur le monde.

Almería était une cité isolée. Elle était limitée par la mer au sud, par le massif montagneux de Gádor à l’ouest, par celui d’Alhamilla au nord et par l’embouchure de l’Andarax à l’est. Comme si ce premier cercle d’obstacles ne suffisait pas, la nature en avait ajouté un deuxième au-delà : la vaste plaine qui succédait aux rives du fleuve s’arrêtait net à hauteur du cap de Gata et, derrière le massif de l’Alhamilla, le redoutable désert de Tabernas menaçait les marcheurs égarés ; du côté nord-ouest, la Sierra Nevada se dressait entre les terres almériennes et Grenade.

Une seule route permettait d’accéder à Almería par voie terrestre ; quiconque venait du nord, de l’est ou de l’ouest l’empruntait obligatoirement. Longue d’une quinzaine de kilomètres, elle commençait à hauteur des villages de Gádor et Rioja et longeait la berge de l’Andarax ; sans difficulté majeure, elle prêtait plutôt à la rêverie.

Néanmoins, il fallait parvenir à elle, et les chemins qui la précédaient n’étaient pas aussi idylliques. Les voyageurs de Murcie ou de Vera devaient traverser les paysages désolés du désert de Tabernas. Quant à ceux qui venaient du reste du pays, ils transitaient nécessairement par Guadix, et l’itinéraire reliant la cité troglodyte à Gádor se révélait des plus effrayants. Mille endroits se prêtaient à l’accident et au coupe-gorge. Lorsque, dans la foulée de la conquête d’Almería, la cour royale avait emprunté cette route, ses étroits sentiers, ses remparts rocheux et ses vallées obscures et tortueuses l’avaient exposée à plus de peur et plus de danger que la prise de la ville côtière.

Des travaux effectués en 1495 et 1496 avaient rendu la route plus praticable, mais la menace des bandits monfíes réfugiés dans les Alpujarras pesait toujours sur les itinérants. En outre, les multiples détours qu’il fallait opérer conduisaient les voyageurs de plusieurs cités à privilégier la voie maritime dès qu’ils en avaient les moyens. Ainsi, les Malaguènes préféraient relier leur ville à celle d’Almería par bateau, en longeant la côte en moins d’une journée, plutôt que de marcher sept jours durant sur des chemins peu sûrs et éreintants.

La situation géographique particulière d’Almería expliquait pourquoi, dans les tours et sur les remparts qui la protégeaient de l’extérieur, les soldats avaient surtout les yeux rivés sur la Méditerranée. Le danger venait essentiellement de là.

Ils surveillaient le transit des navires — le brigantin qui avait quitté le port aux premières lueurs du jour avait déjà échappé à leur vue —, guettaient le lointain de la mer et jetaient des coups d’œil furtifs aux tours d’observation érigées le long de la côte. En cas d’assaut pirate, le tocsin des places retentirait et les troupes du capitaine Alvaro Gómez de Orozco devraient partir en trombe vers l’endroit du débarquement afin de combattre les envahisseurs.

Nulle part n’apparaissait le signe ou le drapeau annonciateur d’un danger, rien n’indiquait que Barberousse attaquerait aujourd’hui, mais dans les mémoires restait vif le souvenir de l’expédition pirate qui, quelques semaines plus tôt, avait permis à quatre fustes et soixante Berbères d’amarrer sur la côte des Albuferas, à une soixantaine de kilomètres d’Almería, et de harceler les gardes de la tour de l’Alhamilla.

Ce n’était pas le capitaine Gómez qui avait été appelé sur place, mais le capitaine Herrera, qui avait pour résidence la ville d’Adra plus proche. Herrera traînait comme un boulet une réputation de militaire frileux, laquelle s’était une nouvelle fois vérifiée à cette occasion.

Entouré de trente-cinq soldats d’infanterie et de onze écuyers, il avait jugé le rapport de force inégal lorsqu’il s’était retrouvé à moins de cent mètres des pirates. Il avait enjoint à ses troupes de battre en retraite, abandonnant cinq de ses hommes à leur triste sort. Les écuyers Pedro Pinto et Juan de Triana s’étaient offusqués de cette conduite et, ignorant les ordres de leur supérieur, ils s’étaient précipités au secours de leurs compagnons en péril, qu’ils avaient pu sauver, tout en mettant en fuite l’ennemi. Prenant ombrage de cette insubordination, le capitaine Herrera les avait menacés de mort et avait renvoyé de sa garnison les cinq têtes brûlées qui, par leur comportement turbulent, avaient attiré l’attention des pirates.

Ce conflit avait nécessité l’envoi à Adra, six jours plus tard, de Bernardino de Mendoza, dont le frère, Luis Hurtado de Mendoza, marquis de Mondéjar et comte de Tendilla, avait charge de la défense côtière du royaume en tant que capitaine général de Grenade. Mendoza avait réintégré les soldats chassés tout en maintenant sa confiance en Herrera. Pedro Pinto, quant à lui, avait préféré remettre sa démission plutôt que de servir, pour reprendre ses termes, « un capitaine aussi couard ». Il ne pensait pas si bien dire… Peu de temps après, lorsque les pirates étaient revenus à la tour de l’Alhamilla et en avaient capturé le garde, Herrera avait décidé, après trois heures d’affrontements à bonne distance, de mettre fin aux hostilités, prétextant de la tombée du jour et de sa fatigue pour se retirer à Adra, laissant ainsi fuir l’ennemi au plus grand mécontentement de ses troupes.

Le capitaine Alvaro Gómez de Orozco, à la tête des fantassins, des gardes et des éclaireurs d’Almería, n’avait pas la vilaine réputation du capitaine Herrera. Il avait d’ailleurs reçu le surnom d’el Zagal, le Vaillant. Les débarquements pirates se déroulaient d’ordinaire en dehors de sa zone d’intervention. Almería, à l’instar de toutes les villes côtières situées entre Naples et Cadix, demeurait toutefois à la merci de Barberousse et de ses innombrables frères de terreur. La vigilance s’imposait.

L’importance géostratégique de la cité expliquait pourquoi, dès sa conquête en 1489, les Rois Catholiques y avaient dépêché quatre cent vingt-deux soldats sous les ordres de Gutierre de Cárdenas, gouverneur militaire de l’Alcazaba, pour un coût annuel de plus de deux millions de maravédis. Elle expliquait aussi l’arrivée de près de cent soixante écuyers lors du repeuplement qui avait suivi la première révolte mauresque.

Trente ans plus tard, les cent vingt fantassins et arbalétriers d’Alvaro Gómez de Orozco se voyaient assistés par quarante-cinq piquiers dirigés par Jerónimo de la Cueva. Certains de ces hommes d’armes dormaient dans les deux premières enceintes de l’Alcazaba ; les autres disposaient de logements dans les différents quartiers de la ville, principalement dans celui de l’Almedina. Ils recevaient leur solde moins souvent qu’ils n’auraient dû, mais ils étaient nourris, et ce simple élément suffisait à leur bonheur. La terre d’Almería pouvait se montrer impitoyable : la sécheresse, la famine, la pauvreté et les épidémies constituaient autant de fléaux qui s’abattaient avec une régularité cruelle sur la tête de ses habitants.

Ainsi, jour et nuit, sans broncher, les soldats se relayaient dans leur mission de surveillance des côtes, et ce lundi 22 septembre 1522 n’échappait pas à la règle. La garde de jour avait remplacé la garde de nuit depuis près de deux heures et patrouillait avec attention sur les cinq kilomètres de remparts qui entouraient la ville. Cela faisait quelque temps déjà que le clocher de la cathédrale avait sonné tierce. L’ombre portée de l’Alcazaba se retirait doucement et laisserait bientôt tous les soldats en proie aux rayons piquants du soleil.

Ceux qui étaient installés du côté occidental, sur la muraille dite du Cobertizo qui coupait l’Almedina en deux, reculaient au fur et à mesure que le soleil avançait. De là-haut, ils avaient une vue plongeante sur la cathédrale de l’Annonciation et l’agitation qui régnait dans ses alentours. Le quartier de l’Almedina, aussi connu en tant que paroisse de Santa María, correspondait à la vieille ville musulmane, à son noyau originaire, et à ce titre renfermait en son sein les édifices majeurs de la cité. Les grands hommes de l’Almería chrétienne — religieux, politiques ou militaires — s’y étaient établis.

De l’autre côté de la muraille du Cobertizo, seuls des champs et des vergers s’offraient à la vue des gardes. Des palmiers, bananiers, oliviers et mûriers côtoyaient de petits moulins et des norias. Plus personne ne vivait dans l’Almedina occidentale depuis la fin du XIIIe siècle, mais les Almériens n’avaient pas pour autant renoncé à cet espace protégé par un mur certes délabré mais toujours debout. Ils l’exploitaient à leur façon.

Soudain, des ailes battirent et une nuée d’oiseaux s’échappa des cimes d’un verger. Plus loin, une autre masse folle s’envola. Aucun coup de feu n’avait pourtant retenti. Un garde étonné tourna la tête vers l’étrange spectacle de ces volatiles qui pépiaient frénétiquement et décrivaient d’inintelligibles arabesques dans les airs.

En contrebas, la silhouette épouvantée d’un chien disparut à toute vitesse derrière un escarpement du terrain. Quelque part dans l’inconnu, un bovin poussa un mugissement strident ; un âne hennit. Que se passait-il ? Les sens du soldat se troublaient ; c’était comme si un mal aussi terrible que soudain l’avait saisi. Ses jambes flageolaient ; une effroyable angoisse lui oppressait le cœur. Il posa une main sur un merlon. Était-il sur le point de s’évanouir ou était-ce autre chose, une défaillance de la muraille sous lui ? Il se retourna vivement vers ses compagnons d’armes, mais ne put croiser leur regard, car ses espadrilles perdirent le contact du pavé.

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