Almería 1522 : chapitre III

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La ville d’Almería ne s’arrêtait pas à ses murs. Nombreux étaient ceux qui résidaient dans les faubourgs, notamment les agriculteurs et les artisans. Leur métier exigeait depuis tout temps, pour les premiers, qu’ils demeurassent près de leurs champs, pour les seconds, qu’ils s’éloignassent des centres urbains à des fins de salubrité publique.

La plupart de ces hommes étaient des morisques, c’est-à-dire des nouveaux chrétiens. Leurs aïeux avaient respecté les préceptes du Coran, et eux aussi — jusqu’à ce qu’en 1500, à l’issue de la deuxième révolte mauresque, on leur fasse abjurer leur foi.

Physiquement, ils se distinguaient très peu des Espagnols. Leurs ancêtres n’étaient ni Berbères ni Arabes : ils étaient Wisigoths. La conquête de la péninsule ibérique par les Omeyades au début du VIIIsiècle n’avait pas donné lieu à un remplacement de population ; seuls les dirigeants, la langue et la religion avaient changé. Certes, le sang s’était parfois mélangé, mais essentiellement dans les hautes sphères du pouvoir, rarement dans les basses couches de la société. Or, les derniers chefs de l’émirat nasride de Grenade et leur cour avaient choisi la voie de l’exil lors des mois qui avaient suivi la Reconquête. Bref, il ne restait plus qu’une seule ethnie d’hommes en terre andalouse.

Cependant, sept à huit siècles d’isolement avaient effacé l’histoire commune. Désormais, la religion, la langue et les coutumes séparaient les vieux frères retrouvés, qui ne se reconnaissaient plus, qui ne se supportaient plus.

Lorsque les Rois Catholiques avaient négocié la reddition d’Almería et des cités environnantes en 1489, ils s’étaient montrés généreux envers leurs nouveaux sujets : contrairement aux habitants de Vera et Mojácar, deux autres places fortes proches de la mer, ceux d’Almería avaient pu rester à l’intérieur des murs de la ville. Ils avaient pu conserver leur religion coranique, leur régime fiscal, leurs vêtements traditionnels. Ils avaient reçu le droit de déménager en Afrique, de ne pas être contraints de travailler gratuitement ou de ne pas devoir combattre leurs frères musulmans qui poursuivaient leur résistance près de Grenade.

Sans doute chaque partie était-elle allée plus loin dans les concessions qu’elle ne l’avait vraiment voulu. Dès le printemps 1490, de premières révoltes avaient éclaté du côté d’Adra ; elles s’étaient répandues dans toutes les Alpujarras et même au-delà durant l’été. La répression avait été sévère.

À Almería, où la crainte d’une rébellion croissait de jour en jour, sept cents familles musulmanes avaient été chassées hors des murs de la ville ; seules trois cents avaient pu la réintégrer après avoir montré patte blanche.

Afin de combler le vide laissé par ces départs forcés, un grand plan de repeuplement avait été mis sur pied par les autorités chrétiennes. Durant les dernières années du XVe siècle, près de cinq cents familles issues des royaumes espagnols et de pays limitrophes avaient pris possession des maisons, champs et vergers abandonnés dans l’enceinte et les faubourgs d’Almería.

Cette présence nouvelle avait entraîné, si pas une modification physique de la cité, à tout le moins un bouleversement de son âme, de ce qu’elle avait toujours été. Les mosquées et autres ribats avaient peu à peu été réemployés à des fins civiles ou religieuses. La mosquée principale était devenue église de Santa María, puis avait été consacrée cathédrale de l’Annonciation le 21 mai 1492.

En 1500, une deuxième vague de révoltes avait éclaté dans le royaume de Grenade. À Adra, les rebelles avaient mis à mort quatre-vingts soldats. Almería, soudain menacée, avait envoyé des lettres de demande d’assistance à Lorca et Murcie ; Pedro Fajardo y Chacón était venu la secourir.

Une fois les mudéjars matés, les Rois Catholiques leur avaient laissé le choix : l’exil ou la conversion.

Très peu étaient partis. Une terre ne s’abandonnait pas, une terre ne s’abandonnait jamais, qui plus est lorsqu’elle appartenait à la même famille depuis des générations, depuis des siècles. La religion pouvait toujours se feindre ; l’islam autorisait d’ailleurs cette pratique — connue sous le nom de taqiya — dans certaines circonstances, notamment quand il s’agissait d’éviter les persécutions.

Ainsi, comme s’ouvrait le XVIe siècle, entre un et deux milliers d’Almériens étaient officiellement devenus des morisques, des nouveaux chrétiens, mais combien parmi eux avaient vraiment parjuré leur foi au fin fond de leur âme ? Très peu. Ils avaient adopté des noms chrétiens, ils se rendaient aux offices et célébraient les fêtes religieuses, mais leur comportement ne trompait personne, pas même les autorités, qui savaient d’expérience qu’il suffirait de très peu pour qu’ils se jettent dans les bras des premiers libérateurs musulmans venus. Certains morisques ne protégeaient-ils pas les bandits monfíes qui vampirisaient les Alpujarras ? D’autres ne fournissaient-ils pas de précieux renseignements aux pirates d’outre-mer ?

Au fond, quoi de plus humain ? Cette population humiliée, à qui on avait confisqué forteresse, temples, maisons, champs, vergers, cette population à qui on avait volé la ville, qu’on avait reléguée aux campagnes, aux montagnes, et qui jour après jour ressentait le goût toujours plus âpre de la défaite sur ses lèvres fulminantes, cette population qu’on avait privée d’avenir n’aspirait-elle pas à retrouver ce qui, dans sa mémoire collective, correspondait à des temps meilleurs ?

Depuis l’arrivée des chrétiens, et plus encore depuis que l’on avait chassé la majeure partie des natifs, un lent déclin économique touchait la zone côtière. Les routes commerciales autrefois empruntées par les navires marchands de l’émirat avaient été fermées, et les pirates qui sévissaient en mer d’Alboran rendaient l’ouverture de nouvelles voies compliquée. Les manufactures locales souffraient de plus en plus de la concurrence des autres villes méditerranéennes et s’adaptaient avec difficulté aux us des nouveaux partenaires chrétiens. Pour ne rien arranger, les biens de première nécessité venaient parfois à manquer.

Dans les faubourgs, pourtant, les artisans continuaient à produire d’arrache-pied ce qu’ils faisaient de meilleur. En ce matin du lundi 22 septembre 1522, les tanneurs battaient leurs peaux, les potiers modelaient leurs vases de céramique, les fabricants d’épées affinaient leurs lames, les menuisiers râpaient leurs planches. Dans les champs, les agriculteurs labouraient leurs terrains avec des bêtes de trait ; les femmes nourrissaient et déplumaient la volaille. Tous profitaient de l’ingénieux système de drainage d’eau qui avait été mis sur pied à l’époque musulmane : de l’Andarax dérivaient plusieurs fossés d’irrigation, certains approvisionnant le centre-ville, notamment l’Alcazaba et la fontaine de la cathédrale, d’autres traversant les champs extra-muros et alimentant les manufactures qui s’échelonnaient au nord-est de la ville, par-devant la porte de Pechina.

Les artisans les plus nombreux étaient sans conteste les potiers et les tisserands. Cela faisait des siècles qu’Almería était réputée pour la qualité de sa soie ; les marchands génois, habitués du port, parlaient d’ailleurs du « ver d’Almería » quand ils se référaient au ver à soie.

En cet instant, un père et son fils s’affairaient dans un entrepôt : ils plongeaient un élevage de cocons dans une cuve chauffée par un feu et tournaient précautionneusement un bâton dans l’eau. Dans la pièce voisine, une dame coiffée d’un voile, assise sur un tabouret, extrayait les fils d’un cocon à l’aide d’une roue ; elle bavardait avec d’autres femmes penchées sur leur métier à tisser. Sur une étagère en bois, divers matériaux et récipients, parmi lesquels on reconnaissait des cristaux d’alun, s’offraient à la vue et à la main des travailleuses. À l’écart, suspendues à des barres surélevées, de belles étoffes colorées se balançaient au gré des courants d’air. Près de la porte se dressait un comptoir et près du comptoir s’exposait une collection de tissus maison. Il régnait dans cet atelier la même ambiance que tous les jours, une ambiance familiale et détendue, une ambiance sérieuse néanmoins. 

Tout à coup, les deux hommes crurent noter que dans la cuve l’eau tanguait. Cela fut d’abord presque imperceptible, à cause du mouvement du bâton qui provoquait lui-même des oscillations, mais très vite le balancement du liquide s’accentua et l’étuve déborda. Une langue d’eau brûlante éclaboussa le père, qui jura en arabe, et une poignée de cocons chut au sol. Au même moment, un grand bringuebalement retentit et un vase se rompit après avoir dégringolé du plan de travail. La terre tremblait et ses vibrations se répercutaient à travers les deux corps tendus sur leurs jambes. Fuir, il fallait fuir.

Dans la pièce à côté, les femmes se levèrent de leurs tabourets en criant. Les métiers à tisser bondissaient, l’étagère également, et les récipients en verre et en céramique se brisaient les uns après les autres sur les pavés. L’équilibre se perdait ; les murs et le sol semblaient gondoler. La porte battit, un contrevent chut et éclata. Une machine se renversa et glissa comme sur une pente, heurta deux tabourets. D’atroces grincements s’échappaient de la charpente du toit et une poussière aussi grise que funeste retombait sur les formes mouvantes. Les pieds, un devant l’autre, aussi vite qu’il se pût, s’orientaient vers la sortie, les bras écartés cherchaient l’équilibre, mais les secousses toujours plus violentes balayèrent les corps avec les meubles, les projetèrent les uns contre les autres, les assommèrent.

L’un tenta bien de se relever. À quatre pattes, il s’élança vers l’entrée, dont la porte avait été décrochée, l’entrée dont les angles paraissaient tout sauf droits, l’entrée dont la forme se modifiait à chaque instant, l’entrée qui n’était plus qu’un trou vers la rue, vers la lumière, vers la survie. Quelque part, des éboulements grondaient, se rapprochaient. Partout, les poutres et les murs lâchaient.

La silhouette appuya très fort sur ses membres et bondit à l’extérieur juste avant que les linteaux ne cèdent. Elle vit la clarté du jour, puis les briques de l’entrepôt, expulsées vers l’avant, retombèrent sur elle les unes après les autres et l’ensevelirent sous leur poids. Poussière, tout n’était plus que poussière.

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